Valerio EVANGELISTI
POCKET
448pp - 8,30 €
Critique parue en janvier 2023 dans Bifrost n° 109
Alors que la saga dévolue à Nicolas Eymerich occupe une place de choix dans l’Imaginaire contemporain, Le Roman de Nostradamus est lui bien oublié. Pourtant publiée en français dès 1999, cette trilogie est désormais indisponible en librairie. Ce que l’on déplorera, car elle déploie des qualités égalant celles de la série du fameux inquisiteur.
Comme cette dernière, celle de Michel de Nostredame (véritable nom de Nostradamus) croise de passionnante manière fictions historique et Imaginaire. Quant à la première, nourrie par d’amples recherches, elle dessine à la fois la biographie de Nostredame et son contexte. Ou plutôt les contextes. Témoignant d’une ambition historique considérable et assumée, portée par un art narratif consommé, Evangelisti déploie, à partir du portrait de Nostredame, une fresque restituant les bouleversements politiques, religieux et culturels affectant alors la France et l’Europe. Certes dominé par les motifs de la montée en puissance de la Réforme et des affrontements consécutifs entre catholiques et protestants, Le Roman de Nostradamus ne se limite cependant pas à la seule évocation des guerres de religion. À la peinture crue de ces sanglants affrontements s’ajoutent encore (et entre autres nombreux thèmes) celles de la littérature et de la médecine de la Renaissance, ou bien encore du Grand Jeu diplomatico-militaire dont l’Italie est alors le théâtre géopolitique.
Le Roman de Nostradamus ne se restreint pas à une classique Histoire vue d’en haut (celle des hommes dits grands et des événements tenus pour majeurs), mais s’attache encore à dire l’Histoire vue d’en bas. Soit celle des hommes et des femmes longtemps tenues pour quantité négligeable par l’interprétation dominante du passé. Certainement inspiré par les pratiques de la micro-histoire, comme par celles des études de genre, Evangelisti ménage dans son Roman une place centrale aux dominés. Insistant sur les origines de Nostredame, petit-fils d’un Juif converti au catholicisme, Evangelisti en fait une figure paradigmatique du minoritaire, oscillant face aux normes dominantes entre désir d’intégration et accès de révolte. Dépeinte avec une fine complexité, la psyché de Nostredame imaginée par Evangelisti n’est pas exempte de zones d’ombre. Nostredame est ainsi dépeint comme sexiste, cédant parfois à une misogynie brutale s’exerçant à l’encontre de ses deux épouses, Magdelène et Anne.
Si la première disparaît rapidement, emportée par la peste, la seconde s’impose en revanche comme l’un de ses protagonistes essentiels, présente tout au long du cycle. Faisant de la part d’Evangelisti l’objet d’une attention aussi prononcée que celle consacrée au personnage de Nostredame, Anne s’impose comme la représentation exemplaire de la condition féminine dans l’Europe du XVIe siècle naissant. La jeune femme est d’abord une incarnation sans fard des plus aliénantes conséquences du patriarcat toujours aussi vif dans des Temps pourtant dits Modernes. Confrontée à une domination masculine d’essence prostitutionnelle puis conjugale, Anne n’en est pas pour autant soumise, encore moins brisée. Faisant preuve d’une inentamable liberté d’esprit et de corps, elle parvient ainsi à ébranler les certitudes machistes de son époux. Jusqu’à ce que, par la grâce de l’action de cette féministe avant la lettre qu’est Anne, Nostredame se transforme in fine en ce que l’on appelle de nos jours un pro-féministe.
Prenant ainsi la suite de la contre-histoire du Moyen Âge qu’est le cycle d’« Eymerich », Le Roman de Nostradamus propose une controstoria de la genèse des Temps Modernes. De cette entreprise critique participe encore la part du cycle plus proprement dévolu à l’Imaginaire. Celle-ci prolonge notamment la lutte entre forces liberticides et émancipatrices dans un extraordinaire au-delà, que l’on s’efforcera cependant de ne pas divulgâcher. Car le très grand plaisir de lecture procuré par Le Roman de Nostradamus tient encore à la découverte fiévreuse des origines de la puissance visionnaire de Nostredame. Tout au plus indiquera-t-on que comme dans la saga eymerichienne, Evangelisti agrège fantastique et SF en une geste lovecraftienne engendrant des visions d’horreur cosmique.
Sommet de l’œuvre d’Evangelisti, Le Roman de Nostradamus mériterait donc de réapparaitre dans les librairies francophones. À défaut de prédiction, formons le vœu que pareil événement éditorial advienne au plus vite.