COLLECTIF, Hélène MACHINAL, Jean-Jacques LECERCLE, Victor SAGE, Bernard JOLY, Chrostophe CHAMBOST, Lauric GUILLAUD, Laurence TALAIRACH, Nathalie JAECK, Rémi LE MARCH'HADOUR, Gilles MENEGALDO, Anne HELLEGOUARC'H, Manuel MONTOYA, Liliane CHEILAN, Marie-
PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
516pp - 23,00 €
Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72
Les colloques universitaires donnent lieu à deux types de publications : la simple compilation des interventions des participants, parfois sans grand rapport les unes avec les autres ; ou des ouvrages plus ambitieux, qui tentent de faire émerger un regard neuf sur un sujet donné à partir de ce faisceau de points de vue convergents. C’est clairement à ce second type de synthèse que s’est attelée Hélène Machinal pour les actes du colloque sur « les savants fous du XIXe au XXe siècle » tenu à Brest en octobre 2009. 516 pages, 30 contributeurs : l’ouvrage qui vient de paraître aux Presses Universitaires de Rennes peut impressionner, mais le jeu en vaut la chandelle. Un beau travail d’édition : l’érudition et même la technicité de la plupart des textes (dont trois en anglais) n’entravent pas la limpidité et l’agrément de lecture de l’ensemble, qu’on peut considérer comme un modèle du genre.
Il serait vain de passer ici en revue les différentes contributions, à raison de trois lignes chacune (à peine de quoi citer les titres… Juste un échantillon, pour le plaisir : « L’Héritage du docteur Moreau de H. G. Wells : deux figures de savants fous dans l’œuvre narrative d’Adolfo Bioy Casares », par Rémi Le Marc’hadour). Allez plutôt y voir. Il y en a pour tous les goûts, ou presque, de la littérature, anglaise (Wells, Wilkie Collins), irlandaise (Flann O’Brien), américaine (Pynchon, Vonnegut, Gibson…) et même française (Verne !) à la philosophie, en passant par le cinéma, la BD (Tardi), les mangas et bien sûr l’inévitable Victor Frankenstein.
En toute subjectivité assumée, je m’en tiendrai donc aux thèmes qui m’ont le plus intrigué. Etrangement, pour un ouvrage a priori résolument littéraire, les meilleures surprises sont pour moi venues des philosophes, ou des contributions à connotation philosophique. Ainsi, Pierre Cassou-Noguès (interviewé ici même par notre collaborateur Xavier Mauméjean dans notre 61e livraison) choisit-il de présenter la figure de « bon savant fou » construite par la presse américaine autour du cybernéticien (et auteur occasionnel de nouvelles de SF) Norbert Wiener ; Bernard Joly s’intéresse à celle de l’alchimiste et Jérôme Dutel, de façon plus inattendue, à celle du « linguiste fou ». Denis Mellier s’interroge quant à lui sur les représentations du philosophe Ludwig Wittgenstein, dont l’intransigeance intellectuelle est telle qu’elle peut être lue comme une folie, mais aussi comme « une malédiction et une aventure », et qu’on découvre sujet de plusieurs « Wittgenstein-fictions ».
Mais si le rédac’chef m’autorise un paragraphe plus technique, le plus étonnant est peut-être la référence récurrente à un autre philosophe, Alain Badiou (d’ailleurs curieusement absent de l’index). L’introduction d’Hélène Machinal explique comment le sommaire de l’ouvrage suit les chemins ouverts par la « généalogie de l’archétype » développée par Jean-Jacques Lecercle, qui se réclame explicitement de la théorie badiousienne de l’événement (L’Etre et l’événement, 1988). Dans son propre article, qui fait office de prologue, Lecercle distingue trois temps de la construction de la forme du savant fou : 1/ le temps de la simple « représentation » d’un événement réel, tel une découverte ou même une révolution scientifique en cours, comme le tableau de Joseph Wright de Derby (1768) qui fournit la dérangeante couverture du livre ; 2/ celui du mythe et du « savant pas fou », dont le moteur est un événement fictif, comme la découverte du secret de la vie par le Dr Frankenstein ; enfin, 3/ celui, largement parodique, de l’archétype « aussi fou que savant ». L’application des nuances ontologiques de Badiou au domaine littéraire, et singulièrement à la science-fiction, ouvre des horizons insoupçonnés et renforce heureusement la cohérence de l’ouvrage.
Un regret toutefois, pour finir : le regard largement extérieur que les auteurs (à l’exception notable de Cassou-Noguès) semblent porter sur la science. Pourquoi se donner tant de mal à penser la folie du savant fou, et escamoter l’autre composante du mythe, son rapport organique à la science ? Le sujet, à la confluence des fameuses « deux cultu-res », scientifique et littéraire, aurait mérité que soient convoqués aussi quelques fous de science…