Robert SILVERBERG
ROBERT LAFFONT
633pp - 17,00 €
Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49
Tout commence à la fin du XVIe siècle, où Andrew Battel, de Leigh dans l’Essex, voit son père et ses frères partir sur des navires britanniques et revenir riches, tannés par le soleil, nantis de souvenirs et de récits d’aventures. En âge de partir, Andrew se heurte tout d’abord aux réticences de son père puis aux velléités du destin : sa femme et l’enfant qu’elle portait meurent subitement. Il surmonte son chagrin et rencontre Anne Katherine, une jeune femme à la peau d’albâtre et aux cheveux aussi blonds que lui. C’est peu après qu’il embarque sur son premier bateau, promettant à sa fiancée son retour quelques mois plus tard, lesté des richesses nécessaires pour lui faire un beau mariage. Il ne la reverra jamais. Au détour d’une île d’Amérique du Sud, il est fait prisonnier par les Portugais — alors ennemis des Anglais. Il échouera en Afrique en commençant son épopée comme esclave…
Avec cet hommage implicite au célèbre roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Silverberg nous plonge dans le XVIe siècle Elisabéthain de manière radicale. L’immersion se fait sur le fond et sur la forme, l’auteur ayant choisi de reprendre les idiomes et expressions de l’époque (parfaitement retranscrits par la traduction française). L’auteur réussit totalement à recréer l’ambiance historique du moment, un siècle seulement après que Christophe Colomb a abordé les îles américaines, non sans camper le personnage d’Andrew Battel de manière remarquable.
Mais c’est dès lors que l’Anglais se retrouve en Afrique, aux côtés des Portugais d’abord, puis des Africains, dont les fameux Jaqqas — des cannibales sanguinaires — que l’aventure devient palpitante. Si les pérégrinations de la première partie du roman donnent un faux rythme du fait de quelques longueurs, l’horreur grandissante et la terreur qu’éprouvent les personnages européens face à la menace jaqqa scotchent littéralement le lecteur. De la même manière que Joseph Conrad laisse perplexe face au mystère grandissant de Kurtz, Silverberg nous met mal à l’aise dès la première apparition de l’Imbe Jaqqa Calandola, le géant d’ébène, chef guerrier mais, aussi et surtout, guide spirituel vénéré de tout un peuple. La découverte de cette tribu composée des meilleurs guerriers d’Afrique occidentale, de sa culture, de ses rites barbares pour un Européen blanc comme Andrew est le cœur du roman, passage palpitant, sanguinaire et passionnant. Car à l’instar du personnage, au-delà du cannibalisme, le lecteur est fasciné par cette autre façon de penser qui conduit à considérer l’homme blanc plus fourbe et plus barbare en ces terres. Du coup, ce volumineux roman devient une formidable critique de la colonisation, mais aussi de l’esclavagisme.
Le Seigneur des ténèbres est une véritable œuvre de cœur, loin des romans alimentaires des « années Majipoor ». Une de ces anomalies littéraires comme on aime à les découvrir.