« Corenn tendit un parchemin au Zü, qui l'accepta avec répugnance.
– Je persiste à penser que nous pouvons trouver un terrain d'entente… Peut-être pourriez-vous faire passer cette lettre à… notre ennemi.
Le judicateur Zamerine déplia la missive sans aucune délicatesse. La feuille était vierge. Quelqu'un s'introduit dans ses pensées… fouille… creuse, cherche…
– Tuez-les! ordonna-t-il à ses hommes. »
Avec Six héritiers commençait une quadrilogie prometteuse, relatant la quête des descendants de sept sages initiés à un secret monstrueux. Et le second tome de confirmer les espoirs inspirés par cette quête médiévale fantastique : la narration se décante, avec un enchaînement des péripéties plus clair et plus assuré, le style demeure limpide, presque lumineux, les personnages prennent davantage corps. Le rythme du récit reste modéré : l'auteur prend tout le temps de nous raconter les petits détails de la vie de ses héros au jour le jour, sans que cela ne paraisse ralentir ou alourdir l'action. Au contraire, Grimbert démultiplie ainsi l'efficacité de l'identification du lecteur aux héros, lui donnant l'impression de prendre davantage part à l'action. L'effet est facilité par une maquette plus que confortable, qui fait dévorer ces 440 pages de récit sans aucune sensation d'indigestion ou de fatigue visuelle.
Qu'en est-t-il de l'histoire elle-même? Les choses se clarifient et les héros évoluent. Ainsi le fameux secret de Ji trouve-t-il un semblant d'explication et un responsable du massacre organisé des héritiers par les tueurs Zü finit par être désigné. Parallèlement de nouvelles forces, surnaturelles cette fois, entrent en jeu, tandis que les personnages principaux gagnent eux-même des attributs surhumains ou mystique : les pouvoirs télépathiques de Bow sont utilisés offensivement pour la première fois. Yan devient un sorcier, pas des plus ordinaires. Leti se transforme en walkyrie destructrice d'efficacité redoutable.
Bien sûr, côté quête, les héritiers donneraient plutôt l'impression de piétiner qu'autre chose. Principalement, ils se cachent ou fuient, ils interagissent entre eux bref ils sont loin de passer à l'offensive. Encore une fois cela loin de déprécier le récit. L'enquête progresse dans une mesure tout à fait réaliste et le groupe des héros se prépare de fait à passer à l'action. Mais cette simili passivité soulève une nouvelle interrogation : quand exactement les héritiers cesseront-ils d'être ballotés par des forces qui les dépassent, passant du statut de victimes persécutées à celui de maîtres de leur destinées ? Thorgal lui-même ayant bien attendu 22 tomes, je pense que nous pourrons facilement patienter encore quelques chapitres…
Pour conclure, la comparaison entre les romans de Grimbert et ceux de auteurs francophones plus classique (Wul, Brussolo, Genefort, Ayerdhal — ce dernier se lançant dans la Fantasy avec Parleur chez J'ai Lu en Février 97) mérite qu'on s'y attarde. Avec Grimbert, on part de manière flagrante d'un style d'écriture dérivé de la narration interactive et improvisée du jeu de rôles : le nombre de personnage principaux est d'emblée élevé (dès le premier roman, notez bien), l'intrigue arborescente qui avance soit par la rencontre d’un personnage, soit par la découverte d'un lieu, soit par la discussion des héros et l'exploration de leur propre historique — trois type de progression ne dépendant pas du déroulement du récit suivant une ligne obligée), la narration directe (on vous montre les scènes, on vous transcrit les dialogues et les pensées — on ne vous les résume pas), le rythme du récit au jour le jour, typique du jeu de rôles en campagne.
Toutes ces caractéristiques étant évidemment traduites dans le médium de l’écriture romanesque, avec toujours lutons de maladresses et toujours plus d’efficacité au fil des volumes, comme un réalisateur de cinéma améliorerait sa narration filmique au fur et à mesure de ses réalisations.
Par opposition, la démarche d'un tuteur « traditionnel » (autrement dit commençant directement par l'écriture, sans passer par la formation du jeu le rôles) semble conduire presque immanquablement à des premiers romans aux intrigues linéaires (aucun événement important ne peut survenir avant le précédent), mettant en vedette seulement un ou deux personnages principaux, un abus de termes obscurs et de belles phrases à faible impact émotionnel sur le lecteur, une peur des dialogues, sans compter le nombre de scènes d'action résumées de manière frustrante, voire carrément escamotées sous des prétextes variés (« les dialogues, c'est pour la bande-dessinée »). Bien sûr au fur et à mesure l'écriture progresse, les intrigues se ramifient, l'impact émotionnel grandit (quand elle n'est pas d'office garantie par certaines prises de position stylistique — cf. la fameuse caméra sensorielle de Wul) et l'on retrouve certains effets que Grimbert aura, lui, mis en place dès son premier roman !
Cela ne signifie pas que les auteurs issus du jeu de rôles écrivent spontanément des meilleurs romans que les autres. Cela signifie simplement que ceux qui n'ont jamais exploré la narration interactive telle qu'elle fut développée au début des années quatre-vingt s'enrichiront sûrement à l'analyse de certains des procédés créatifs du jeu de rôles (je ne parle évidemment pas ici des systèmes de simulation boulimiques et cryptiques). De même, les auteurs issus du jeu de rôles auront toujours grand intérêt à lire dans le détail ce qu'ont fait leurs prédécesseurs plus littéraires. Mais comment croire qu'ils ne le font pas déjà ?