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Les critiques de Bifrost

Critique parue en avril 2019 dans Bifrost n° 94

Une injustice en même temps qu’une bizarrerie est réparée : avec ce deuxième volume, Le Serpent Ouroboros, grand classique de la fantasy anglaise, à l’influence sans pareille, est enfin disponible en français, presque cent ans après sa publication originale.

La guerre fait rage sur Mercure, qui oppose la Sorcerie en force à la Démonie faiblissante — ceci d’autant plus que Juss, roi de Démonie, et son camarade Brandoch Daha, se sont absentés de leur patrie, engagés dans la quête épique qui doit leur permettre de retrouver Goldry Bluszco victime des maléfices du roi Goricé ; un long abandon qui laisse la Démonie en proie aux assauts des Sorciers ! Et ils ne manquent pas d’y porter bientôt la bataille.

Cependant, les principaux généraux de Sorcerie, les Coronde, Corsus, Corinius, aussi brillants soient-ils, tendent à succomber à la soif de pouvoir et s’avèrent plus des rivaux qu’autre chose — et dans l’ombre, les dames ont leur mot à dire dans ces luttes d’influence. La Démonie ploie, mais jamais totalement, et ce volume 2 abonde en hauts faits d’armes dans les deux camps — et donc en scènes de bataille portées par un souffle magistral.

On s’en doute, Juss et Brandoch Daha finiront bien par revenir, et il s’agira alors de porter le combat ailleurs… jusqu’au complet retournement de situation, qui est le total accomplissement d’un cycle — le serpent, après tout, mord sa propre queue.

Sans surprise, cet opus est affecté des mêmes défauts qui affligeaient le premier — à commencer par un world-building passablement incohérent, qui ressort aussi bien des noms propres acrobatiques que d’emprunts aux cultures terrestres (éthique des sagas, corpus mythologique grec, vers élisabéthains), mais aussi le sentiment d’un roman largement improvisé, qui se traduit dans le récit par des ellipses et des ruptures de ton brutales.

Ce second tome fait aussi ressortir certains défauts qui lui sont davantage propres, ou, plus exactement, qui se montrent plus préjudiciables ici que dans le premier volume — concernant la caractérisation des personnages, notamment : en dehors de quelques traits saillants, on tend à confondre les généraux de Sorcerie, quand, pris avec le recul, leurs faits et gestes devraient bien davantage les distinguer. Quant aux Démons, s’ils s’en sortent peut-être un peu mieux, seul le seigneur Gro, comme dans le premier tome, parvient vraiment à concilier charisme et profondeur en dépit — ou en raison — de son inconstance caractéristique : il demeure un fourbe qui suscite la compassion, un traître, oui, mais emporté par une pulsion d’échec qui le porte toujours à rallier ceux qui sont en difficulté ; homme d’esprit davantage que d’épée, il tranche sur les brutes en armur en introduisant dans le récit une perturbation aléatoire aux puissants arômes d’absurde plus qu’adéquats.

Mais qu’importe ces défauts : Le Serpent Ouroboros, décidément, est rétif à la raison et parle au cœur. Sa puissance épique et visionnaire demeure inégalée, et si le lecteur est conscient d’innombrables travers, il succombe volontiers à l’emballement des batailles comme à la précieuse saveur de dialogues délicieusement archaïques. Ainsi, au terme du roman, se voit-il récompensé par l’auteur de la manière la plus lucide et profonde qui soit : sous son vernis de pure ironie, on n’en acquiert que davantage la conviction d’avoir lu un immense chef-d’œuvre de la fantasy. Il était temps, pour le moins…

Bertrand BONNET

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