Un an et demi après Fleurs de Dragon, et au moment où celui-ci reparait chez J'ai Lu, Jérôme Noirez conclut l'histoire de Ryôsaku et de ses trois assistants, Kaoru, Keiji et Sozô, chargés de faire respecter la loi dans le Kyoto de la fin du XVe siècle, toujours pas remis des guerres de succession qui l'ont mis à feu et à sang vingt ans plus tôt. Sans surprise, on y retrouve les mêmes qualités que dans le précédent volume, à commencer par cette incroyable capacité qu'a l'auteur à nous plonger dans le Japon de cette époque, sans jamais alourdir sa narration de longs apartés explicatifs. Les détails de la vie quotidienne s'inscrivent naturellement dans les descriptions ou les dialogues, et l'immersion dans cet univers est permanente et particulièrement réussie.
La tonalité générale du Shôgun de l'ombre est sensiblement plus sombre que celle de Fleurs de Dragon. On ne retrouve pas cette fois de personnages hauts en couleurs et joyeusement foutraques comme les trois sœurs ninja du précédent opus. Seul le personnage de Kaoru parvient de temps à autre à détendre l'atmosphère, en particulier à travers l'étude approfondie des bienfaits du saké dans laquelle il s'est lancé. Mais le propos est le plus souvent grave, le chaos dans lequel s'enfonce le Japon de plus en plus palpable. De cette ambiance délétère, Jérôme Noirez tire son intrigue et met en scène la révolte des populations les plus déshéritées de l'archipel, que le désespoir pousse à des actions extrêmes. Dans ce contexte, le Shôgun de l'ombre, personnage énigmatique évoqué à la fin de Fleurs de Dragon, se pose en tant qu'incarnation de cette colère populaire.
Sans manichéisme dans sa description de cette lutte des classes, Jérôme Noirez parvient à saisir la situation dans toute sa complexité. De manière plus intéressante encore, la révolte qu'il illustre s'appuie non seulement sur la situation sociale de l'époque, mais également sur son héritage culturel, qui revêt ici une importance tout aussi grande et lui permet en outre de décrire une esthétique de la révolte tout à fait frappante, qu'il s'agisse de l'écriture idéographique japonaise ou du théâtre nô.
La colère est omniprésente dans Le Shôgun de l'ombre, qu'elle soit collective ou individuelle. Ryôsaku est un personnage foncièrement contestataire, témoin de la déchéance de son pays et refusant que les valeurs auxquelles il croit soient bradées. À cela s'ajoute celle provoquée par le meurtre de sa sœur, dont le fantôme ne le quitte jamais. À ses côtés, Keiji et Sozô ont eux aussi des comptes à régler avec leur passé, et plus particulièrement leur père, qu'il s'agisse de la volonté de venger son meurtre pour l'un ou de parvenir enfin à lui tenir tête pour l'autre. Dans les deux cas, leur destinée semble écrite d'avance, à moins qu'à coups de marteaux sur le crâne Ryôsaku ne parvienne enfin à leur inculquer quelques-uns de ses enseignements. Jérôme Noirez clôt de fort belle manière leur histoire, et c'est donc à regret que l'on quitte ces personnages devenus particulièrement attachants au terme de ce second volume.
Ne prêtez donc pas attention au fait que ce roman soit publiée dans une collection pour la jeunesse : Le Shôgun de l'ombre se lit (et s'apprécie) à tout âge.