En rééditant Le Silence de la cité, paru pour la première fois chez « Présence du futur » en 1981, Mnémos poursuit son travail de remise en avant d’Élisabeth Vonarburg, grande figure franco-canadienne de la SF. Une démarche éditoriale qui avait débuté en 2019 par la réédition du splendide Chroniques du Pays des Mères (cf. Bifrost n° 98). Ce dernier imaginait une Terre future régie par des sociétés matriarcales, dont la genèse est éclairée par Le Silence de la cité.
S’intercalant entre notre présent et le futur lointain de Chroniques…, Le Silence de la cité débute dans l’une de ces « Cités » enfouies sous la surface d’une Terre ravagée par une apocalypse protéiforme, peuplée d’une humanité ensauvagée et clanique. Organisées à la manière de villes d’une modernité inentamée, ces Cités ont été réservées à une oligarchie politico-économique s’étant ainsi protégée des effets régressifs du Déclin. Sortes de « gated communities » futuristes, entretenus par des androïdes baptisés « ommachs », ces édens souterrains sont autant de laboratoires high-tech. Tel est notamment le cas de la ville abritant Élisa, protagoniste dont le roman suit les pas, de la naissance à l’âge adulte. D’abord subordonnée au confortable et illusoire horizon de l’enfance, la jeune fille que devient Élisa perce peu à peu la nature de l’extraordinaire projet scientifique dont les Cités forment le théâtre occulte. Une entreprise dont Paul – celui-là même qu’Élisa appelle « Papa » – est l’un des principaux maîtres d’œuvre, avec pour prométhéen dessein de libérer l’humanité de la mort. Après avoir compris que le chercheur démiurge l’a destinée à jouer un rôle aussi singulier qu’éminent dans cette quête de l’immortalité, Élisa se dérobe à ce destin génétiquement déterminé. Notamment parce que la fille – ou plutôt le cobaye de Paul – a compris que le rêve d’éternité de Paul se doublait d’un fantasme de toute-puissance. Celui-là même qui mena une première fois l’humanité à sa perte.
Forte des dons dont Paul l’a nantie, les retournant contre lui en un geste d’empouvoirement, Élisa s’engage dès lors dans une aventure libératrice à plus d’un titre. S’aventurant pour ce faire dans ce « Dehors » où les tribus commencent à se muer en proto-États, Élisa va par son action influer sur cette géopolitique en cours de redéfinition. Toujours au nom de son idéal émancipateur, et de retour dans sa Cité natale, elle prend la suite expérimentale de Paul pour concevoir une humanité affranchie de l’aliénation. Mais Élisa sera bientôt contrainte de constater que redessiner le réel n’est pas une entreprise aisée. Douloureusement et parfois même tragiquement surprenante, la voie ainsi initiée par Élisa amènera à l’avènement du monde féministe de Chroniques du Pays des Mères…
Tout comme ce dernier, Le Silence de la cité s’inscrit donc dans le registre d’une fiction spéculative d’autant plus passionnante qu’elle déploie une réflexion d’une fine complexité. Aussi séduisant que Chroniques…, Le Silence de la cité convainc toutefois moins quant à sa facture narrative. La faute notamment à des dialogues trop fréquents, rendant le souffle évocateur du Silence de la cité un peu court. Et ce même si l’ouvrage n’est pas exempt de visions ponctuellement saisissantes, telles celles liées aux étranges talents d’Élisa. L’on sera donc in fine tenté de réserver ce Silence de la cité à celles et ceux que passionne l’ample monde de Chroniques du Pays des Mères. Les unes et les autres éprouveront sans doute un plaisir réel à y trouver des réponses à certaines des questions que le maître-ouvrage d’Élisabeth Vonarburg laisse en suspens.