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Les critiques de Bifrost

Le Silence selon Manon

Benjamin FOGEL
RIVAGES
288pp - 20,00 €

Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105

À la croisée du roman noir et de l’anticipation, Le Silence selon Manon extrapole sur des problématiques sociétales du présent pour en tirer une mise en garde salutaire sur certaines déviances déjà solidement inscrites dans notre paysage numérique. Pouvant se lire comme un prequel de son précédent roman (La Transparence selon Irina in Bifrost n° 96), Le Silence selon Manon nous interpelle dans nos certitudes, nous sortant de notre zone de confort afin de nous pousser à la réflexion sur la pratique du cyber-harcèlement et sur les limites nécessaires à la liberté d’expression. Mais, où placer le curseur ? Qui doit en décider ? Au nom de quoi ? À toutes ces questions, les lecteurs de La Transparence selon Irina fourbissent leurs arguments. Benjamin Fogel n’apporte pas ici de réponse définitive, préférant adopter les points de vue irréconciliables des uns et des autres. Il oppose paroles et actes des militants incels, enferrés dans la certitude d’être victimes d’un grand complot féministe les poussant au célibat forcé ou à la veuve poignet, à ceux des activistes neo straight-edge, prônant de leur côté des valeurs humanistes et l’inclusion à tous les niveaux. Des combats bien de notre temps que Benjamin Fogel décale légèrement dans l’avenir, en 2025-2027. L’anticipation reste donc superficielle, l’aspect techno-scientifique et philosophique se cantonnant au second plan d’une intrigue plus intéressée par les effets toxiques des réseaux sociaux, mais aussi par leur détournement au nom d’une volonté totale de transparence, jugée plus conforme à un vivre-ensemble sous contrôle. Le présent roman est aussi plus abordable pour un néophyte du Web 2.0, gagnant en tension dramatique ce qu’il perd en didactisme. On ne s’en plaindra pas, bien au contraire, Le Silence selon Manon apparaît même moins maladroit sur ce point, éludant à la fois l’écueil d’un militantisme réducteur et la pesanteur du formalisme documentaire. Au travers du chassé-croisé des personnages, on sent bien que l’intérêt de Benjamin Fogel se porte sur l’être humain et sur sa faculté à se nourrir d’illusions. Il se focalise également sur son incapacité à tirer parti du meilleur de la technologie, usant de ses angles morts pour laisser se déchaîner la haine de l’autre. Les personnages ne sont pas ainsi de simples épures, au service d’un message pamphlétaire. Bien au contraire, ils sont pourvus d’une psychologie travaillée, loin du monolithisme stéréotypé d’un discours politique. En proie au dilemme et à la fragilité de leurs convictions ; esclaves de leurs pulsions et biais cognitifs, ils se cherchent des raisons pour se convaincre qu’ils sont les détenteurs d’une vérité unique et intangible, nous faisant saisir par la même occasion toute la complexité et la noirceur de l’esprit humain.

Avec Le Silence selon Manon, Benjamin Fogel confirme donc toutes les promesses esquissées dans son précédent roman, proposant même une anticipation sociale rusée et une investigation implacable sur nos faiblesses humaines. Il redonne enfin ses lettres de noblesse à un genre mal aimé, le roman engagé.

Laurent LELEU

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