Alexander IRVINE
FLEUVE NOIR
23,00 €
Critique parue en janvier 2007 dans Bifrost n° 45
New York, décembre 1835. Riley Steen, surnommé Grand Chapeau par sa servante indienne, provoque l'incendie de la maison des Prescott afin de marquer la chair de leur fille Jane. L'enfant est destinée à devenir l'incarnation de Nanahuatzin le Buboneux, divinité aztèque qui doit être immolée pour faire advenir Tlaloc dont le nouveau soleil embrasera toute chose, afin que naisse un nouveau monde sur les cendres de l'ancien. Sept ans plus tard, Archie Prescott n'est plus qu'une loque. Depuis la mort de son épouse et de la petite Jane, ce typographe au New York Herald Tribune continue de vivre sans raison d'exister. Pourtant, une enquête à l'American Museum de Phineas Taylor Barnum va lui révéler les desseins de Riley qui, par l'entremise du Chacmool, momie précolombienne revenue à la vie, œuvre plus que jamais au retour de Tlaloc. Des bas-fonds de la cité tenus par le gang des Lapins Morts aux boyaux sans lumière de la caverne du Mammouth, Archie empruntera un chemin de douleurs, sillonnant l'Amérique afin de revoir sa fille qu'il n'avait jamais quitté du regard…
Il est des dictons communs dont on use sans se soucier de leur origine. Ainsi, « La beauté véritable est la beauté intérieure » est certainement le fait d'une personne laide, et un pauvre a dû dire le premier que « L'argent ne fait pas le bonheur ». Il faut être européen pour parler de « Rêve américain », singulière expression jamais déclinée au pluriel. Le roman d'Alexander C. Irvine décrit au contraire l'extrême complexité d'un pays qui autorise des songes antagonistes, désirs d'une nation unique que l'on ne souhaite pas de la même façon. Comment en effet concilier la ferveur religieuse de la Méso-Amérique, l'ardente foi d'un Cortès, le Libéria rêvé d'un esclave noir et l'éducation d'un New-yorkais « chrétien par accident du simple fait d'avoir grandi en Amérique » ? L'historien, parce qu'il se veut objectif, est impuissant à rendre compte de cet imaginaire foisonnant dont le sacré est la meilleure part. À l'inverse, l'écrivain le peut, à condition de s'en tenir à ce qui fait l'essence même de la littérature américaine : la road story et les mille métiers qui sont deux manières d'initiation. L'Amérique d'Irvine est un personnage à part entière, décrit du ciel par les dieux, en surface par le héros, des profondeurs par Stephen Bishop, esclave qui n'est libre qu'à condition d'être enfermé. Riley Steen et Archie Bishop ne cessent de bouger, en charrette, bateau ou train, accumulant les emplois : Grand Chapeau est dentiste itinérant, vendeur d'élixirs et montreur de marionnettes ; Archie sera typographe, employé de bar et marinier. Une éducation américaine qui rapproche les antagonistes, dans un récit où même les dieux sont en formation. Tlaloc évolue et les populations suivent, Mexicains, Canadiens français ou Indiens delaware qui participent tous du Greatest Show on Earth si cher à Barnum. L'auteur est prétendument un descendant du célèbre montreur, parenté accessoire comme on le dit d'un ustensile destiné à assurer le numéro. Exercice réussi puisque Le Soleil du Nouveau Monde est en tout point remarquable. Sacrifices aztèques et complot, on imagine sans mal le charclage qu'en aurait fait Graham Masterton, saucissonnage métronomique débitant l'horreur toutes les trente pages. Rien de tel chez Irvine, qui semble annoncer un nouveau courant littéraire, celui d'une « science humaine fiction », pendant historique et anthropologique à la hard science, loin du steampunk qui n'était qu'un faux départ. Une tendance que nous appelons de tous nos vœux, et dont Le Trône d'ébène de Thomas Day, à paraître au Bélial (en mai prochain), s'annonce comme l'un des plus beaux fleurons. Saluons enfin le travail de Luc Carissimo, ne serait-ce que pour la traduction des poésies sacrificielles, authentiques ou fictives :
« Le cœur du soleil
palpite dans la coupe.
Sa chair
est l'ombre des fleurs. »