Alexandre KOUPRINE, Patrice LAJOYE, Viktoriya LAJOYE
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
17,00 €
Critique parue en avril 2014 dans Bifrost n° 74
On connaît le goût des Moutons électriques pour les textes anciens. Le genre d’œuvres propre à émouvoir l’amateur d’antiquités chinées sur un bout de trottoir. En créant la collection « Le Rayon vert », l’éditeur lyonnais a choisi de se faire plaisir, ne cachant pas sa volonté de rendre à nouveau disponible quelques classiques de la littérature populaire. Des titres voués à prendre la poussière dans le grenier au lieu de trouver place sur les étalages des librairies. Des auteurs auxquels l’éditeur apporte toute son attention, leur offrant l’écrin d’une collection soignée. Bref, des beaux objets, accompagnés de préfaces et de bibliographies bien utiles au néophyte. Avec Le Soleil liquide, l’éditeur s’est adressé à Viktoriya et Patrice Lajoye (à moins que ce ne soit l’inverse), deux spécialistes de littérature populaire russe responsables des révisions de traduction des frères Strougatski chez « Lune d’encre », et pouvant s’enorgueillir d’autres projets, notamment chez Mnémos et Rivière blanche. Autant dire tout de suite que l’on n’est pas déçu un instant par la sélection des anthologistes où les inédits flirtent avec quelques rééditions.
En dépit d’un nombre déplorable de coquilles, le recueil se révèle très agréable à lire. Un charme suranné imprègne les pages de l’ouvrage, du genre à refléter son époque sans en accuser l’âge. Le ton satirique de l’auteur russe n’est sans doute pas étranger à ce fait. Il fait merveille dans les nouvelles au style plus réaliste comme « Le Foudre » ou « Une mission officieuse », mais il n’est pas négligeable dans les contes et textes ressortissant à un merveilleux-scientifique que n’aurait pas renié Maurice Renard. Si la comparaison avec Maupassant ne paraît pas abusée, à la différence de l’auteur français, le Russe ne craint pas de s’aventurer dans le domaine de la conjecture scientifique. « La Justice mécanique », mais surtout « Le Soleil liquide » s’imposent ainsi comme des récits dignes de figurer parmi les meilleurs précurseurs du genre. Alexandre Kouprine y affiche une clairvoyance admirable, un peu à contre-courant de l’époque, sur la notion de progrès scientifique, démontrant par la fiction qu’il s’agit d’un processus trop aléatoire entre les mains de l’homme. À ses yeux, le plus grand Bien de tous masque trop souvent des visées entachées par la bassesse. L’humanité n’est définitivement pas à la hauteur de ses inventions.
Observateur désenchanté de son siècle et des bouleversements de sa patrie natale dont il s’est exilé, Kouprine n’est pas dupe des promesses d’utopie. La nouvelle « Le Toast » décrit la fin de l’Histoire à l’ombre du bonheur mondial. Une euphorie très vite teintée d’ennui. Il réserve toutefois ses plus vives critiques à l’aristocratie et aux bolchéviques. Dans « Le Parc royal », il imagine une sorte de zoo où seraient parqués, comme des curiosités, les derniers souverains, princes et autres fins de race. Ecrit sur un mode touchant, non dépourvu d’ironie, la nouvelle fait mouche. De son côté, « Le Paradis » se présente comme un fragment de manuscrit écrit par un journaliste amené à enquêter sur le territoire de la Commune de toute la Russie. On y découvre un univers carcéral où tout objet de différenciation — apparence, langage, identité, vêtement — est impitoyablement effacé. Cette vision de l’égalité poussée à l’extrême fait d’autant plus froid dans le dos qu’elle préfigure le goulag. Si les six autres nouvelles du recueil n’atteignent pas toutes l’excellence, certaines pouvant même paraître anecdotiques, elles n’en demeurent pas moins émouvantes ou grinçantes, en particulier « Le Baiser oublié », qui a su caresser par sa justesse et sa simplicité la fibre sensible du chroniqueur.
Une dernière fois, saluons le travail d’exhumation de Viktoriya et Patrice Lajoye, car même s’il n’est totalement inconnu dans nos contrées, Alexandre Kouprine (1870-1938) mérite bien ce rappel. Espérons que Le Soleil liquide ouvrira la voie à d’autres (re)découvertes, récompensant ainsi les efforts des deux anthologistes.