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Les critiques de Bifrost

Le Soulèvement des pigeons

Le Soulèvement des pigeons

Jesse MILLER
LE PASSAGER CLANDESTIN
128pp - 13,00 €

Bifrost n° 113

Critique parue en janvier 2024 dans Bifrost n° 113

Cette novella, dont il aura fallu atteindre la traduction par chez nous plus d’un demi-siècle, et qui bénéficie d’un format un peu plus ample que de coutume chez l’éditeur, décrit une émeute dans un ghetto noir (Harlem), puis ce qu’il advient des meneurs sans qu’il y ait là de vraie surprise. Le style est utilitaire, sans fioriture. Et il n’a rien de ces fictions spéculatives induisant la réflexion telle qu’on les affectionnait à l’époque. Nulle ambiguïté, pas de fin ouverte. Le texte fut publié outre-Atlantique en 1972 dans Analog – revue considérée comme plutôt conservatrice – et reçut un assez bon accueil. La lutte des Noirs pour leurs droits civiques et les émeutes, de Watts (à Los Angeles) notam­ment, qui émaillèrent les années 60 et dont il est question dans le péritexte, étaient encore dans toutes les mémoires.

Pourquoi publier ce texte en France au­jourd’hui ? Pour l’éditeur, ouvertement gauchiste, le fait que Miller soit Noir n’y est sans doute pas étranger, et constitue sans doute, de son point de vue, un critère tout à fait pertinent bien que la situation ait largement évolué, tant en France qu’outre-Atlantique, au point qu’un président noir y fut élu, et que l’actuel chef d’état-major des armées des États-Unis, le général Charles Q. Brown Jr., nommé en octobre dernier par Biden, le soit aussi. Il convient également de rapprocher cette publication de faits divers ayant défrayés la chronique hexagonale en juin 2023. Selon l’éditeur, Miller imaginerait ici le racisme systémique, à savoir un concept selon lequel tout système impliquant des Blancs ne saurait être que raciste. Tous les Blancs, surtout ceux qui se prétendraient non racistes ou antiracistes, seraient à ce point conditionnés par leurs préjugés raciaux, et confits dans leur sentiment de supériorité raciale, qu’ils se­raient à jamais incapables de les remettre en question, ni même de les percevoir. C’est ce que décrit Samuel Delany dans sa postface à L’Athée dans le grenier à propos des Conventions de SF américaines, allant jusqu’à prôner l’organisation de Conventions exclusivement réservées aux Noirs. Dans le texte de Miller, on ne voit aucun Blanc si ce n’est sur des écrans ; ils pourraient fort bien ne plus exister. Le ghetto se révèle géré par des Noirs. Ceux qui ne sont pas satisfaits de la vie oisive, inutile et médiocre, qu’ils sont invités à y mener, en sont sortis pour se voir proposer, selon leur cas, une vie active où ils n’éprouveront plus ce sentiment d’inutilité – et, pour les plus gourmands, des postes de dirigeants.

La population augmente bien plus vite qu’une production de richesses nécessitant toujours moins de monde, d’où les propositions de certains d’un revenu universel dé­connecté de tout travail. Miller a cependant vu plus loin que son éditeur français focalisé sur ses seules perspectives raciales considérées comme plus prégnantes que jamais. Miller, lui, a perçu que l’automation conduirait à une réduction drastique de l’offre d’em­ploi, un phénomène qui s’est cruellement amplifié depuis l’époque où il écrivait. Et au­jourd’hui, avec l’arrivée de l’IA, ce sont les emplois intellectuels (médecins, architectes) qui sont menacés, y compris les activités créatrices tels que traducteur ou auteur. Si Miller n’avait certes pas été visionnaire à ce point, il avait clairement perçu la tendance à l’œuvre. Dans le dernier chapitre, où il se révèle vraiment écrivain de SF davantage qu’auteur politique, il montre des Blancs traités à l’identique des Noirs.

Pour finir, ce texte touche du doigt la différence de perception que Blancs et Noirs ont de la couleur de peau. Où les Blancs sont éduqués à une forme de daltonisme racial excluant la couleur de peau de leur grille d’interprétation du monde, les Noirs, à l’inverse, éva­luent tout à l’aune de cette seule couleur de peau. Les tenants d’un racisme systémique voient là la justification de leur concept. Les deux grilles sont faussées. Il est évident que la couleur est un élé­ment parmi d’autres, ni absent ni unique. Ainsi peut-on lire les Blancs, les Noirs… où il faudrait dire et penser des Noirs, des Blancs… Ces deux mots sont fréquents dans le texte de Miller alors que dans bien des textes d’auteurs blancs, y compris réac’, cela n’apparait jamais. Sans parler des asiatiques…

Une proposition intéressante.

Jean-Pierre LION

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