Cet épais roman brasse tellement de choses qu'il est difficile de savoir par où l'aborder. Par le passé ? Une série d'épisodes apparemment déconnectés laissent deviner les affleurements d'un secret millénaire et jalousement gardé, d'un texte maudit conservé en marge des Eglises, orthodoxes ou hérétiques. Par le futur ? Au siècle prochain, le monde occidental prive l'essentiel de sa population de la lumière du jour pour en faire des Larves, vivant dans des Cocons de métal, sortes de mini-studios entassés en gigantesques pyramides. Hormis quelques privilégiés, les humains enfermés n'interagissent plus — pour le travail, pour les rencontres, pour le sexe même — qu'au travers du réseau mondial. C'est dans cet univers qu'évoluent Calvin, jeune et naïf, mais promis par son intelligence à un destin exceptionnel, et la demi-douzaine de personnages qui l'entourent, qui presque tous vont se révéler tenir un rôle beaucoup plus important que ce qui était dit au départ.
Quand s'ouvre l'intrigue, la belle mécanique du réseau, et de la société telle qu'organisée par le très capitaliste Pacte de Davos, semble se dérégler : plusieurs meurtres mystérieux sont commis sur des Larves dont les cocons sont restés inviolés, et un logiciel de jeux qui allait être lancé à grand renfort de publicité est instantanément piraté et mis à la disposition de tous sur le réseau. Ce qui conduit indirectement à une guerre entre les USA et la Chine. Ce n'est pas rien — mais pour Calvin, c'est beaucoup moins grave que la mort suspecte de son amie Ada, qui le conduit à soulever les masques de sa famille d'amis à distance. Et les révélations vont le mener jusqu'au grand secret.
Le roman de Truong relève sans ambiguïté de la science-fiction même si son éditeur a choisi de le publier en-dehors du genre. Par rapport aux productions des auteurs accoutumés à la SF, il pèche par ses invraisemblances ; Truong postule une évolution sociétale qui vide en une vingtaine d'années les pays occidentaux, et tout leur appareil physique de production, de leur population humaine pour la concentrer dans les Cocons. On ne voit pas très bien comment cela serait matériellement possible, mais on comprend la nécessité d'un délai aussi court pour disposer de personnages dont la jeunesse d'avant-Cocon se soit déroulée à notre époque, avec des repères familiers pour le lecteur et l'auteur.
Encore par comparaison avec un roman de SF plus ordinaire, celui-ci présente des faiblesses de construction dramatique ; ce n'est pas qu'il manque de suspense, mais je trouve un peu forcée sa façon de sauter d'une ligne dramatique à une autre, et très artificiels des dialogues qui se résument souvent à des pavés explicatifs (et sont truffés de clichés sinon, cf. par exemple les répliques qui s'échangent lors de l'embryon d'enquête policière…)
Pour indigestes qu'ils paraissent, en ces pavés explicatifs réside la qualité du livre. Truong fait étalage d'érudition, que ce soit sur l'histoire des hérésies chrétiennes ou celle de la Chine, et tisse le tout dans une vision de l'antagonisme, disons, entre l'organique et l'intelligence artificielle — thème cher à Benford ou Egan. Bien sûr, il n'a pas une vision aussi cosmique que ces derniers, ni autant de brillance philosophique qu'Eco, par exemple. Et l'auteur montre trop sa main dans ses tirades contre le libéralisme et le machinisme tueur d'emplois, ou son panégyrique d'un pouvoir fort et centralisateur dans l'Empire du Milieu (quoiqu'on pense du fond de ces opinions, la passion autoriale inavouée produit rarement de la bonne littérature). Le Successeur de pierre est néanmoins un ouvrage fascinant, épicé de rebondissements, et relevé de références culturelles peu usitées en SF. Je ne me suis jamais ennuyé à sa lecture.