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Les critiques de Bifrost

Le Suprême Sacrifice

Le Suprême Sacrifice

Jack CAMPBELL
L'ATALANTE
96pp - 8,90 €

Bifrost n° 108

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

On distingue, sur l’excellente illustration de couverture d’un livre qui l’est un peu moins, la silhouette d’un pistolero en uniforme bleu de l’Union. Le titre renvoie par ailleurs au discours que prononça Abraham Lincoln à Gettysburg, où il aurait formulé cette fameuse définition de la démocratie comme le « gou­vernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Le rapprochement de l’image et du texte semble vouloir suggérer, dans un raccourci fulgurant, que la démocratie est un combat inachevé qui s’est mené par les armes et se poursuit dans les mots. La première impression est pourtant trompeuse. Car s’il s’empare d’une légende américaine vieille d’un siècle et demi, Jack Campbell ne revisite aucunement le terrible conflit qui déchira les États industrieux du Nord et ceux du Sud esclavagistes. Dans cette Amérique-ci, la guerre de Sécession n’a pas eu lieu. Les riches des deux bords se sont entendus pour mettre en coupe réglée la jeune république. Politiciens autoritaires et petits chefs verticaux y monopolisent tous les pouvoirs. La parole publique y est muselée. L’armée régulière fédérale réprime les moin­dres écarts d’une population soumise et exploitée, sinon esclavagisée, où sourd pourtant l’envie de révolte. Dans les campagnes grossit une armée de l’ombre, commandée par d’anciens officiers de West Point en rupture de ban. Seulement, les frondeurs sont divisés en factions souvent indépendantes. Pour les unir et en même temps rallier le peuple à leur cause, ils ont besoin de quelqu’un capable de s’adresser aux foules, « d’un type dénommé Lincoln… »

L’un des propres de l’uchronie, quand elle s’invente dans un détour par rapport à l’histoire, est de tendre vers le passé un miroir déformant dans l’optique d’y faire se refléter un présent ou un futur divergent. La dynamique du récit permettant à la fiction de prendre une revanche sur les faits. Dès lors tout est possible, par exemple réécrire l’histoire du point de vue des perdants, des victimes, des oubliés, etc. Dans ce type d’exercice, les références historiques réelles servent de points de repère à partir desquels le lecteur peut mesurer la liberté créatrice de l’auteur. Ainsi du miroir tendu, dans Le Suprême sacrifice, au passé étatsunien, où la guerre d’indépendance est le mètre étalon dont Campbell, à travers ses personnages figurés en nouveaux Patriotes, veut défendre et perpétuer l’héritage. Mais le reflet est à peine troublé par ces résurgences somme toute attendues. Quid par ailleurs de la guerre mexicaine, qui aura pourtant, au mitan du siècle, des conséquences si im­portantes tant sur le plan politique qu’idéologique ? Quant aux principaux personnages, porteurs des idéaux de la nation et fers de lance de la révolution, comment ne pas relever qu’ils appartiennent tous à un cercle res­treint de militaires ou d’intellectuels blancs issus des classes moyennes et supérieures ? Où sont passés les noirs, les natifs, les travailleurs ? Le peuple américain lui-même est le grand oublié du récit. Au temps pour le point de vue des perdants…

Ce manque de relief pèse lourd sur un livre qui zigzague en permanence, et de manière pas toujours heureuse, entre discours et action. Sans surprise, c’est dans la description minutieuse et sanguinolente de la violence de l’époque qu’il trouve ses meilleurs moments. Le casting réunit à cet effet plusieurs officiers de l’histoire réelle, dont l’auteur rebat les allégeances à défaut de modifier substantiellement les biographies. Longstreet, Hancock, Armistead, Custer : derrière le pres­tige des noms, il y a donc des discours, mais peu de chair, et finalement bien peu de personnalité. Dans cette distribution atone se distinguent pourtant les silhouettes de Joshua Chamberlain et celle, colossale, de Robert E. Lee (ici, colonel de l’armée régulière). Les aventures de tout ce petit monde, marquées par une évasion et une course-poursuite picaresques, trouveront leur point d’orgue à Little Round Top, dans une réplique en miniature de la bataille que l’on sait…

On dirait qu’en se frottant à la vraie histoire, Campbell n’a pas voulu laisser libre cours à sa furia créatrice, comme il l’avait fait pour La Flotte perdue et ses succédanés, sombre cycle de space opera publié aussi chez L’atalante. Com­me s’il semblait intimidé par la mythologie qu’il avait dérangé. Du coup, si le rythme reste soutenu, l’imaginaire est retenu.

Sam LERMITE

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