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Les critiques de Bifrost

Le Temps des changements

Robert SILVERBERG
LIVRE DE POCHE
305pp - 5,10 €

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

Kinal Darrival est le fils du Septarque de la Province de Salla. Ce royaume est situé sur l'un des deux continents de l'hémisphère Nord de la planète Borthan, elle-même colonisée par les Terriens. Une « Convention » très rigide régit les rapports sociaux des habitants de Salla. L'expression de soi y est rigoureusement interdite. Les discussions d'ordre privé sont réservées aux frères et soeurs de lien, et les confidences aux Purgateurs, c'est-à-dire aux prêtres. Le langage privilégie les formes impersonnelles : le « on » y remplace le « je ». À la mort du Septarque, Stirron, frère aîné de Kinal Darrival, prend le pouvoir, et Kinal, comme tous les cadets, doit se trouver un emploi et quitte la capitale, Glin. C'est le début d'une longue errance qui le conduit finalement au port de Manneran ou la rencontre avec un Terrien du nom de Schweiz décide de sa destinée.

Le Temps des changements, publié pour la première fois en 1971, appartient à ce qu'il est convenu d'appeler la période faste de Robert Silverberg. Ce roman se présente comme une autobiographie, l'itinéraire d'un homme qui endosse progressivement les habits de Prophète pour briser l'ordre social de son monde natal. Nous voici dans les terres (ou plutôt les sables) de Dune paru quelques années auparavant (en 1965) et ce n'est pas une mince gageure de la part de Robert Silverberg que de s'y être engagé.

Il s'y emploie via une thématique qui lui est propre, celle de la rupture ou de la métamorphose.

Comment Kinal Darrival opère-t-il cette rupture ?

Par le langage et la drogue.

La transformation sociale par le langage a été abordée par Jack Vance dans Les Langages de Pao et George Orwell dans 1984. Ces ouvrages, comme celui de Robert Silverberg, contiennent l'idée que les langues et les sociétés fonctionnent sur le mode de la reproduction et que le Pouvoir appartient au locuteur. Kinal rédige donc une profession de foi en abandonnant les formes grammaticales impersonnelles en vigueur à Salla. Il devient de fait un proscrit et les premières pages du Temps des changements résonnent familièrement aux lecteurs des Rêveries du promeneur solitaire et des Confessions de Rousseau : « Je m'appelle Kinal Darrival et je vais tout vous dire à mon sujet » ou « Sur cette planète qui est la mienne, je suis seul désormais. En un sens j'ai inventé un nouveau mode de vie : je peux sûrement inventer aussi un nouveau genre littéraire. » Comment ne pas deviner aussi, par une mise en abyme, l'espoir secret de tout écrivain d'opérer un changement dans l'esprit de son lecteur, bref un fantasme d'emprise ? Le second levier de la rupture, c'est la drogue.

Tout Prophète est un prosélyte. Kinal conquiert de nouveaux disciples en leur faisant absorber une drogue provenant de l'autre continent de l'hémisphère nord, Sumara Borthan. Celle-ci permet d'accéder à son Moi profond, à celui des participants, bref à la Connaissance.

Là encore, la drogue de Sumara évoque l'Epice. Le projet de communion spirituelle du monde de Borthan dont rêve Kinal n'est pas loin de la civilisation camée de Dune.

Enfin, le prophétisme nous renvoie au thème de la rédemption souligné dans le hors texte de l'édition de poche, thème qu'on retrouvera aussi dans Shadrak dans la fournaise ou Le Fils de l'homme.

Au final, Le Temps des changements souffre de la comparaison d'avec l'ouvrage majeur de Frank Herbert, mais l'enjeu était sans doute différent. Silverberg a fabriqué une œuvre intimiste. À la lecture du roman, des images de Un condamné à mort s'est échappé, film de Robert Bresson dans lequel une évasion carcérale est identifiée à une libération intérieure, se sont imposées à moi. On pourrait évoquer aussi Bernanos…

Reste une écriture inimitable, comme une pâte à la fois fluide et brûlante qui atteint le cœur du lecteur.

Jean-Louis PEYRE

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