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Les critiques de Bifrost

Le Temps désarticulé

Le Temps désarticulé

Philip K. DICK
J'AI LU
250pp - 4,80 €

Bifrost n° 18

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

Le Temps désarticulé marque une rupture dans l'œuvre dickienne comme dans la science-fiction. Ce roman gomme presque tout futurisme et nous place face au quotidien, au monde culturel commun imposé par l'éducation, dont nous allons découvrir les failles et les embûches. La réalité est truquée, mensongère, et l'illusion bien difficile à fuir, mais même dans le monde « réel », il n'y a ni progrès technique échevelé ni futurisme convenu, simplement le décollage d'un vaisseau spatial.

Philip K. Dick est doublement subversif : le roman de science-fiction lui-même est attaqué, par ce refus des thèmes classiques, et la critique politique du quotidien est féroce. L'enfance, sa créativité et ses potentialités, étouffées par la culture dominante, est le vrai thème du roman.

Le Temps désarticulé est l'histoire d'un homme, Ragle Gumm, habitant une ville sans nom des années 50. Il gagne jour après jour un concours de journal, occupation puérile et aliénante mais lucrative. Vivant chez sa sœur Margo et son beau-frère Vic Nielson, il assume très mal sa situation sociale. Tout ce monde qui se fissure sous ses yeux, que Ragle va fuir, n'est qu'une vaste illusion entretenue à des fins totalitaires et militaires.

Dick se livre à une satire impitoyable de son temps. Liz, caissière de supermarché, ressemble à une vulgaire actrice publicitaire. Devenue républicaine depuis son arrivée dans un État républicain, pur produit de la culture de son temps, Liz est confortablement installée dans le monde des adultes. La logeuse chez qui Ragle et Vic commenceront à entrevoir la vérité à la fin du roman est son miroir. Cette Mme McFee présente le même conformisme, la même soumission à la culture dominante jusque dans sa manière de critiquer le discours gouvernemental sans aucune réflexion personnelle : Liz ne croit pas à la crise économique, Mme McFee ne croit pas à l'existence de Ragle Gumm, personnage mythique du monde « réel ». Liz, Mme McFee, Vic et Margo Nielson, notre quotidien est fait de tels personnages. Ce sont nos collègues de travail, nos voisins, notre marchand de primeurs au coin de la rue, etc… Dick met en scène l'illusion et l'aliénation de notre quotidien. Seuls les enfants se démarquent, avec eux seulement Ragle trouve une connivence, une complicité car ils sont porteurs de la nouveauté, du sens, de l'avenir.

Mais qui est responsable de cette illusion ? Qui est chargé de l'entretenir ? Le personnage de Bill Black, voisin de Ragle, est fascinant. Il n'a pas subi le conditionnement qui maintient tous les habitants dans l'illusion, il est un militaire responsable de l'ensemble du projet, jouant le rôle de simple employé municipal. Son portrait est encore une critique sociale féroce : « ce qu'il y a de bizarre dans le monde, c'est qu'un jeune loup sans idées originales qui imite ses supérieurs jusqu’au nœud de cravate et au grattement de menton se fait toujours remarquer. (…) Tout juste s'ils n'allaient pas envoyer leur femme appâter devant les bâtiments administratifs » (p.21). La soumission à l'autorité, ressort fondamental de sa personnalité, l'a conduit à faire bien pire puisque Margo Nielson est sa vraie femme… Corollaire de Liz, non plus celui qui se soumet à la culture, mais qui maintient les instruments de soumission à défaut de les créer, Bill Black prendra de nombreuses figures dans l'œuvre dickienne : ainsi les fonctionnaires de l'ONU de Glissement de temps sur Mars, responsables du système éducatif créant tant d'autismes, forme infantile de la schizophrénie ; ou encore les programmeurs de simulacres et spectacles médiatiques de La Vérité avant-dernière, ou enfin Barnes, chef de la police de Message de Frolix 8.

Ragle Gumm finira par s'affranchir de l'illusion en compagnie de son beau-frère Vic. Ils découvrent un univers froid, morne, totalitaire, où des enfants les guideront. Que peut il y avoir de neuf dans un monde gouverné par le conformisme culturel le plus abouti, qui refuse la nouveauté de la conquête spatiale, rêve de l'enfant que Ragle n'a jamais cessé d'être ? Le monde réel n'est pas un univers attendu de science-fiction. Le Temps désarticulé préfigure ainsi des thèmes aujourd'hui communs de manière bien plus subtile que Matrix et rend possible Truman Show, son adaptation déguisée.

Vic Nielson et Ragle prendront deux chemins opposés. Le premier choisira l'illusion, et retournera dans la Vieille Ville tout en sachant qu'elle est mensongère. Sa décision lucide de victime consentante est la métaphore de la puissance de l'idéologie et de la tyrannie invisibles que nous subissons aujourd'hui (Matrix montre une trahison similaire). Ainsi la science-fiction nous permet-elle de réaliser combien nous sommes enrégimentés par un pouvoir qui sait nous masquer combien profondément sous terre il nous enterre et nous fait travailler en vue d'intérêts insoupçonnés. Mais une telle caverne peut être si confortable pour ceux qui n'ont pas sombré dans la schizophrénie, maladie du réel et conscience de notre aliénation.

[Chronique sous licence GNU Free Documentation License]

Yves POTIN

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