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Les critiques de Bifrost

Le temps n'est rien

Audrey NIFFENEGGER
MICHEL LAFON
522pp - 22,00 €

Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40

Le Temps n'est rien est un roman de science-fiction — et plus que cela. Paru chez un éditeur non spécialisé, sous une jaquette discrète — héritée de son édition américaine —, ce livre n'affiche pas ouvertement son affiliation. Le récit narre ce qui pourrait être une banale histoire d'amour entre deux personnages principaux, Claire et Henri. Ce dernier souffre d'un mal « rare » aux symptômes proches des crises d'épilepsie ; crises qui le font voyager sporadiquement dans le temps avant de se retrouver à nouveau dans son présent. De cette manière, il rencontre pour la première fois Claire — alors enfant — qu'il ne cessera de croiser à intervalles plus ou moins réguliers. Malgré leur différence d'âge — et l'étrangeté de la situation — ils tombent amoureux l'un de l'autre. Le roman retrace alors leurs efforts à mettre en place leur couple et à sauvegarder celui-ci malgré les problèmes provoqués par le mal d'Henri — comment rester fidèle à un homme qui disparaît dans une autre époque, comment supporter l'absence de l'autre, restera-t-il un jour bloqué dans le temps ?

L'auteur explore deux genres dangereusement codifiés que sont la S-F et le roman d'amour — et l'on imagine Barbara Cartland écrire pour la revue Fantasy and Science-fiction une histoire de voyage temporel, vision terrifiante, insupportable pour n'importe quel lecteur normalement constitué. Pourtant, l'auteur évite les écueils du stéréotype. L'élément science-fictif — le voyage temporel — n'est pas traité selon les canons du genre. Il n'y a pas de machine « à la Wells », ni de causalités extérieures, ni de réelles explications — si ce n'est un problème d'ADN qui aura son importance lorsque le couple désirera avoir un enfant — prenant ainsi le parti d'illustrer les conséquences psychologiques du problème temporel sur la vie des personnages plutôt que de parfaire une quelconque vraisemblance scientifique, à la manière du traitement de la télépathie par Silverberg dans L'Oreille interne, introspective et privée. Le Temps n'est rien est un roman sur les problèmes humains et quotidiens d'un être d'exception : voyager dans le temps implique de se retrouver nu et nauséeux dans un lieu et une époque incertaine — et donc — éviter de se faire lyncher par des badauds, des flics, ou simplement mourir gelé en plein hiver au milieu d'une forêt inconnue… L'auteur s'éloigne de l'image du voyageur temporel confronté à l'évolution de la société — sorte de voyeur privilégié issu du XVIIIe siècle. Henri, de son côté, n'a aucune possibilité de modifier la trame du temps ou l'histoire du monde. L'auteur resserre le problème du saut temporel au niveau de l'homme et de son rapport à l'autre — avec ses parents, ses proches, sa femme.

L'histoire d'amour, quant à elle, est magnifiée par le traitement de cet élément science-fictif, mais aussi par une construction littéraire soutenue. Ainsi le séquençage narratif en une multitude de chapitres centrés sur certains sauts — précédés par le nom et l'âge des actants ainsi que de la date — retrace l'histoire comme un album photo organique, comme autant d'images et de souvenirs marquants qui forment l'existence de leur relation. L'auteur évite le sensationnalisme et focalise son histoire sur des moments-clés, par exemple la fête de Noël, le mariage, leur première sortie, etc. L'éclatement structurel est basé sur un véritable choix de séquences qui parvient non seulement à rétablir une narration linéaire — malgré les interférences des sauts temporels — mais surtout à matérialiser par les faits des personnages et leur relation. Le roman s'organise comme une œuvre pointilliste et minimaliste sur le rapport amoureux de deux êtres — se rencontrer à tout prix, s'aimer, être ensemble, avoir un enfant — et puis finalement vivre. Alors que certaines histoires tentent de révéler le détail extraordinaire dans l'ordinaire des choses, Le Temps n'est rien se construit à l'envers, en décrivant l'ordinaire d'une situation extraordinaire. Ceci se retrouve dans les personnages, étonnement proche du lecteur, parce que même si leur situation est exceptionnelle, elle souligne des problèmes que tout le monde reconnaîtra. Certes, la cause de leur mal-être vient de ce qu'ils ne peuvent maîtriser dans leur vie — c'est-à-dire les sauts temporels ou le problème d'ADN — mais en fin de compte, ils redoutent ce que le commun des mortels craint de son côté : les (in)conséquences de leurs actes, le mauvais choix au mauvais moment.

L'autre grande force du roman vient justement de ses personnages, finement retranscris, dans le détail d'une épure, sorte d'aquarelle japonaise. Echappant au simple stéréotype, il est fascinant de se laisser entraîner par le personnage d'Henri — petit bibliothécaire fade — pourtant amateur de punk — jouissif de lire Iggy Pop en citation — passionné de littérature et amateur de langue française et allemande. À l'image du roman, les personnages parviennent à fusionner les paradoxes pour aboutir à quelque chose de vivant. Ceux-là prennent de l'ampleur au travers de faits divers et de petites choses — leur enfance, leur désir, leur peur — proche des personnages racontés par Raymond Carver, avec le malheur du quotidien qui leur colle aux basques, mais heureux de vivre ce qu'il y a de bon à en tirer, même si c'est peu par rapport au malheur.

Audrey Niffenegger nous livre un grand roman, touchant et fascinant — oscillant entre Raymond Carver pour l'écriture et Des Fleurs pour Algernon pour le pathos. Sans excès, son roman est optimiste comme un homme amoureux peut l'être parfois, et en même temps teigneux comme un Bukowski, parce que finalement la vie est moche et ne vous laisse jamais profiter de ce qui est bon très longtemps. Un roman de science-fiction — et plus que cela par tout ce qu'il a en moins — par son absence de sensationnalisme dans les situations narratives, dans la peinture des personnages, dans sa retranscription du monde. Un roman qui parvient à retranscrire ce que certains auteurs contemporains tentent — souvent vainement — de décrire : les espoirs et les craintes de chacun dans la vie quotidienne. Remarquable.

Frédéric JACCAUD

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