Le Tout : ou Enfin une sensation d’ordre ou Les Derniers jours du libre arbitre ou Le Choix illimité tue le monde, pour en citer le titre dans son intégralité, est une suite plus ou moins directe du Cercle (cf. Bifrost n°84). Mais avoir lu ce dernier n’est pas nécessaire pour profiter du nouveau roman de Dave Eggers, paru outre-Atlantique en 2021. Il est important de noter cette date, car le sujet abordé, l’internet et ses possibles dérives totalitaires, connaît des bouleversements nombreux, rapides et parfois surprenants. Ainsi, pas mal d’éléments imaginés par l’auteur ont pris corps entre-temps dans notre réalité. Mais Dave Eggers va plus loin, beaucoup plus loin. Amazon (pardon, la jungle) a été rachetée par cette entreprise, le Tout du titre, propriétaire de l’ensemble des réseaux sociaux, dont le nom affiche le programme : il s’agit de tout régenter pour amener le monde à ressembler à l’idée vertueuse qu’en ont ses membres. Quelqu’un s’aperçoit que les bananes doivent faire des milliers de kilomètres pour finir sur nos assiettes ? On supprime les bananes de toutes les tables de l’entreprise. Les gens ne respectent pas les règles édictées par la société ? On les expose sur les réseaux sociaux pour les humilier. Une étude indique que les habitants des États-Unis ne font pas assez de sport au quotidien ? Une application émet un signal à heure fixe sur l’ovale (l’équivalent du smartphone, qui ne quitte jamais son propriétaire), et voilà un individu qui se lève et fait des étirements en plein milieu de son boulot ou d’une conversation. Impossible de faire la liste de toutes les idées, farfelues, souvent issues de bons sentiments, mais aux conséquences parfois terribles, nées dans les esprits des aTouts, les membres de cette pieuvre aussi dangereuse que gigantesque.
Y compris dans celui de Delaney, une ancienne étudiante horrifiée par la direction prise par le Tout, et par son emprise de plus en plus évidente sur le reste du monde. Car seuls quelques quartiers résistent aux caméras obligatoires : comment protéger les promeneurs des si nombreux dangers qui les cernent sans ces auxiliaires de la police pilotées par IA ? De même, pour la sécurité de chacun, il est interdit d’aller se promener sans téléphone. Sinon comment voulez-vous secourir les randonneurs en péril ? Ainsi, au nom du sacro-saint principe de précaution, tout passe, y compris le plus gros. Delaney se fait donc embaucher au Tout pour imaginer des améliorations tellement gigantesques, tellement liberticides, qu’elle espère faire enfin bouger les gens et faire imploser cette société castratrice. On le comprend vite au ton satirique et désespéré du roman, cela va s’avérer difficile. Dave Eggers accumule idée sur idée, exagération sur exagération. C’est d’ailleurs la limite de son roman : impossible de ne pas se dire, au fil des pages, qu’il en fait trop. Sauf que dans cette accumulation de trouvailles, il en est une, puis deux, puis trois dont on s’aperçoit qu’elles sont passées dans notre quotidien. Alors, même si l’auteur en fait beaucoup, et que la pilule est parfois un peu grosse à avaler, Le Tout reste un coup de fouet salvateur forçant à regarder autour de soi avec davantage d’acuité.
Raphaël Gaudin