[Critique commune à Engrenages et Le Trône noir de Roger Zelazny et Fred Saberhagen.]
Roger Zelazny et Fred Saberhagen se sont rencontrés au début des années 60. Une amitié de longue date les liait lorsqu'ils entreprirent, à l'initiative de Saberhagen, d'écrire à quatre mains. De cette collaboration sont issus deux romans, aussi différents que l'étaient leurs auteurs.
Le Trône noir, initialement paru en 1990, est un texte fantastique nourri d'une admiration commune pour les œuvres de Poe et né de la fascination qu'inspirait le personnage même du poète à Saberhagen.
Deux jeunes garçons, étrangement semblables, ont un beau jour fait irruption dans le rêve de la petite Annie. L'un s'appelle Perry, l'autre Poe. Sur une immense plage brumeuse, tous trois vont se retrouver chaque nuit et partager leurs rêves d'enfance, jusqu'à ce que l'âge les sépare. Des années plus tard, et bien réveillé, cette fois, Perry revoit Annie, enlevée à bord d'un inquiétant carrosse noir. En se lançant à sa poursuite, il s'aperçoit que les choses ont subtilement changé autour de lui, et il ne lui faut pas longtemps pour comprendre qu'il a été attiré dans un univers qui n'est pas le sien, mais celui de Poe : les deux hommes ont été « échangés », chacun d'eux restant plus ou moins conscient de ce que vit son double dans son univers d'origine… Commence alors une course contre la montre, Perry cherchant à sauver Annie avant que Poe, affaibli dans le monde de Perry, ne se détruise…
L'idée est alléchante, et le récit recèle quelques belles trouvailles, mais les auteurs n'arrivent pas à dépasser les limites de l'exercice : chaque chapitre étant censé inspirer une nouvelle ou un poème à Poe, l'ensemble vire vite au catalogue, et on se prend à chercher la référence, à guetter le prochain clin d'œil, au détriment d'une intrigue qui a du mal à enthousiasmer.
La première collaboration des deux auteurs est moins décevante et plus révélatrice de leurs talents. Avec Engrenages, paru en 1982, ils s'aventurent sur un terrain qu'on n'appelle pas encore cyberpunk (Neuromancien ne sortira que deux ans plus tard…), et laissent plus librement s'épancher leurs particularités respectives. Le roman démarre alors que Donald Belpatri, jeune rentier oisif, réalise que ses souvenirs sont faux. Cherchant à comprendre qui lui a trafiqué la mémoire, il se redécouvre capable de communiquer avec n'importe quelle machine électronique, voire d'en prendre le contrôle. Le héros zelaznien typique (amnésique, solitaire et découvrant une réalité plus vaste) se retrouve donc plongé jusqu'au cou dans un univers centré sur les machines chères à Saberhagen. Mais l'ancien employeur de Belpatri n'est pas vraiment ravi que celui-ci recouvre la mémoire, et le roman dérape en une course-poursuite bien huilée, sans temps mort mais sans point fort ; l'exploration des espaces virtuels se révèle de nos jours bien pauvre alors que Gibson et consorts sont passés par là, et l'intérêt ne réside plus qu'en l'ébauche de l'avènement d'une Intelligence Artificielle absorbée par des considérations morales… Mais cette préoccupation arrive trop tard pour être réellement développée, et l'on sort du roman avec une certaine frustration.
Intéressants par certains aspects, Engrenages et Le Trône noir auraient pu être des nouvelles très satisfaisantes sous la plume de l'un ou l'autre auteur, mais laissent en l'état comme un goût d'inachevé. Sans doute peut-on en partie incriminer leur méthode de travail : Saberhagen traçait les grandes lignes d'un chapitre, Zelazny l'écrivait puis le donnait pour relecture à Saberhagen, qui entre temps était passé au suivant… Le résultat est ce rythme saccadé, trop pressé, commun aux deux romans. Engrenages réussit au moins à offrir un bon divertissement, voire un curieux aperçu historique pour qui s'intéresse à l'évolution des genres et des thèmes en S-F. Le Trône noir, par contre, est à réserver sans guère d'états d'âme aux aficionados complétistes de Zelazny ou de Saberhagen.