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Les critiques de Bifrost

Le Troqueur d'âmes

Alfred BESTER, Roger ZELAZNY
J'AI LU
220pp - 5,00 €

Critique parue en juillet 2009 dans Bifrost n° 55

Curieuse destinée que celle de ce Troqueur d'âmes : le manuscrit, laissé inachevé par Alfred Bester — décédé en 1987 — est repris par Zelazny quelques mois avant sa mort, en 1995. C'est donc un roman doublement posthume qui paraît en 1998 sous le titre Psycho shop, signé par deux des plus grands noms de l'histoire de la science-fiction…

Alf est journaliste, envoyé à Rome pour enquêter sur un sujet potentiellement croustillant : le Lieu Noir du Troqueur d'âmes. Ayant fait la connaissance du propriétaire, un certain Adam Maser (qui déclare n'être rien moins qu'un « Fœtus Amplifié par Maser et Emission Stimulée de Rayonnements Electromagnétiques », excusez du peu), Alf découvre un mont-de-piété d'un genre particulier, un « troc libidinal intemporel […], véritable kaléidoscope de rejets et de désirs, des frustrations et des remèdes de l'homme ». Ici, tout s'échange : sens, aptitudes et handicaps, organes, orgasmes et fantasmes, névroses… Et voilà Alf promu assistant, recevant ses premiers clients, venant du présent, du passé comme du futur, de la Terre ou d'une galaxie lointaine… Entre un extraterrestre et un cauchemar lovecraftien, on peut ainsi découvrir d'où vient l'inspiration d'Edgar Poe, comprendre enfin pourquoi Beethoven n'a jamais composé la Rhapsody in Blue. Mais les évènements ne vont réellement commencer à devenir étranges qu'avec l'apparition d'un descendant de Cagliostro déguisé en Méphistophélès, désireux de créer un androïde capable de contrôler l'inconscient humain. La farce, en fin de compte, n'en est peut-être pas une, et Alf pourrait bien y avoir un rôle à jouer. Et si Adam Maser a tout d'un chat au sourire étincelant, qui peut bien être la souris ?

Avec cette ébauche de roman, Bester offre à Zelazny un magnifique terrain pour y déployer ses thèmes de prédilection : la mémoire et l'inconscient, le pouvoir, le divin… Les idées défilent, une par page ou presque, le résultat est un joyeux bordel, fourmillant de péripéties, une histoire de prime abord sans queue ni tête, exubérante mais loin d'être superficielle, menée tambour battant et qui ne laisse de répit ni aux personnages, ni au lecteur. Les premiers n'en ont cure : héros de science-fiction tout droit sortis de l'âge d'or des pulps, capables de désarmer une douzaine d'adversaires d'une main tandis qu'ils préparent le café et conversent en sumérien, ils soutiennent l'intrigue et le rythme ; quant au second, il n'a plus qu'à s'accrocher et se laisser porter par les riffs enchaînés de ce que Greg Bear compare dans sa préface, non sans raison, à un grand duo d'improvisation jazz, par deux grands maîtres du genre.

On reste loin, toutefois, du chef-d'œuvre qu'on aurait pu attendre d'une telle collaboration si elle avait eu lieu du vivant des auteurs. Quelques-uns des arrangements soutenant la mélodie restent faibles : certaines idées auraient gagné à être plus développées ; les personnages, surhommes proches du divin comme souvent chez Zelazny et Bester, n'ont pas la profondeur que ces auteurs savent pourtant insuffler à leurs héros. Mais en contrepoint de ces défauts, leurs points forts sont bien là, comme ces petites touches d'ambiance poétique disséminées çà et là, ces scènes de combat superbement chorégraphiées, ou ces dialogues percutants qui laissent le non-dit se tailler la part du lion… Ce qui pourrait laisser penser que, tel qu'il nous est parvenu, ce Troqueur d'âmes reste inachevé, que certains passages auraient gagné à être retravaillés. En un sens, c'est bien le cas : Zelazny a affirmé n'avoir fait que reprendre le manuscrit là où il s'achevait, en plein milieu d'une phrase, et remplir les trous. Le résultat aurait-il été meilleur s'il avait osé s'immiscer davantage dans le texte laissé par Bester ? À ce titre, l'analyse du manuscrit que détient Greg Bear pourrait s'avérer passionnante.

Quoi qu'il en soit, le roman se laisse dévorer comme une cerise sur l'œuvre des deux auteurs. Les admirateurs de l'un comme de l'autre y trouveront le plaisir légèrement nostalgique de renouer avec une vieille connaissance ; aux néophytes, on conseillera de ne pas s'arrêter là1, et de se tourner vers des textes plus consistants avant, sans doute, de revenir un jour se perdre dans les profondeurs du Lieu Noir.

 

Notes :
Et surtout, surtout, de ne pas prêter attention à la traduction massacrée par une Bernadette Emerich en très grande forme, assistée pour l'occasion d'un comparse dont on taira le nom par pure charité… [NDRC]

[Lire également la critique de Philippe Boulier parue dans le Bifrost n°29.]

Olivier LEGENDRE

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