Sa dernière bouteille de whisky ayant rendu l’âme, Karen Novalsky expérimente de nouvelles sensations pas franchement agréables. Interrompant son malaise, un drôle de zigue s’assoit devant elle et lui adresse la parole en latin. Immédiatement, Karen perçoit le flic derrière les apparences, autant dire l’ennemi de sa raison sociale : détective privé. Pourtant, elle se résout à l’écouter exposer son problème. Le type, apparemment un dingue, lui demande de rechercher son double schizophrénique, désormais aux abonnés absents. Histoire de la convaincre du sérieux de la proposition, il balance 10 000 dollars sur le bureau et il lui en promet autant au terme de l’enquête. Un dingue, on vous dit ! Combien de bouteilles peut-on s’offrir avec une telle somme… Bref, Karen accepte et le type lui confie une photo de son dou-ble avec un nom inscrit au dos : Tony Montaldi. Cet événement n’est bien sûr que le prélude d’une enquête tortueuse, entre univers virtuel et réel, entre Terre et espace, assortie de moult rebondissements, d’une I.A. facétieuse ayant besoin de se défouler, de porte-flingues affublés de têtes de cheval ou de chien et de Belzébuth himself accompagné de ses légions infernales. Une enquête emberlificotée au point de se frapper la tête contre un mur ou, à la rigueur, de reprendre un scotch benzédrine.
On l’aura attendue longtemps, la fin du cycle de Narcose. Entre la publication initiale dans la collection « Présence du Futur » et la réédition, réécrite en partie, chez La Volte, se sont écoulées pas moins de vingt et une années. De quoi se faire des cheveux blanc, au sens propre comme au figuré. De quoi également se faire un sang d’encre, de supionar bien entendu. Pour autant, notre patience se voit-elle finalement récompensée ? Oui, se retient-on de crier de manière péremptoire. Affichons notre satisfaction et fustigeons-nous pour avoir craint, l’espace d’un instant, le pire.
Le Tueur venu du Centaure est au moins aussi déjanté, (faussement) foutraque et maîtrisé de bout en bout que ses prédécesseurs. A sa manière inimitable, Jacques Barbéri nous embarque dans une histoire baroque, passant les poncifs du roman noir et de la science-fiction au mixeur de son imagination. Et le lecteur, heureux, de se couler avec délectation dans l’univers de Narcose le roman (une atmosphère idéalement restituée par l’illustration de Philippe Sadziak), retrouvant aisément ses repères : lolitrans, amphécafés, gigaragnes, chupabombers, plastitêtes et autres psychomachines. Toutefois, Barbéri ne profite pas de l’accoutumance de son lectorat pour bâcler le travail. Bien au contraire, l’auteur maîtrise son univers et ses références, l’un se nourrissant des autres pour générer une synergie intertextuelle dont on se régale. Celle-ci convoque un second niveau de lecture sans pour autant exclure les néophytes. Toutefois, le procédé participe un tantinet au plaisir de lecture.
Fort heureusement, même si on jubile en reconnaissant les références à Clifford D. Simak, Lewis Carroll, Terry Gilliam ou Michael Moorcock (et j’en oublie sans doute), Le Tueur venu du Centaure déjoue avec brio les pièges découlant de ses diverses influences. Jacques Barbéri envoie valdinguer les clichés inhérents à la science-fiction et au roman noir ; il s’en amuse même, contaminant ceux-ci avec ses obsessions organiques et un brin d’esprit rabelaisien. Il continue surtout de se poser la question très dickienne de la perception du réel en étendant celle-ci au do-maine de la littérature. Entre délire mystique, approche mythologique, physique quantique, l’auteur fait voler en éclat toutes les frontières entre ces thématiques, malmène les certitu-des et se permet de conclure son cycle sur une touche édénique (comprenne qui lira).
Avec Le Tueur venu du Centaure, Jacques Barbéri met un point final en forme de point d’orgue au cycle de Narcose. Virtuel et réel, comme roman noir et science-fiction, copulent nonchalamment pour accoucher de chimères fort réjouissantes. Incontestablement une expérience à tenter, au moins pour découvrir l’une des plumes les plus inventives de l’Imaginaire francophone.