Vaste entité de trois milliards d’êtres humains, pas un de plus, pas un de moins, le Vivant ressemble au meilleur des mondes possibles. Pour cette posthumanité, l’utopie se vit en effet au quotidien. La mort, la guerre, la maladie et l’ennui ne sont plus que de lointains mauvais souvenirs. La criminalité est désormais corrigée dans des centres spécialisés où sont rééduqués également dissidents et autres déviants. Connectés dès leur naissance, les membres du Vivant disposent d’un libre accès au Socio, le super réseau social leur permettant d’échapper à la réalité prosaïque. Ils peuvent ainsi naviguer entre plusieurs strates de virtualité et interagir avec autrui, sous le contrôle vigilant des autorités. En fait, leur personnalité entière et leur expérience intime se retrouvent enregistrées sur le Socio. Un mal nécessaire pour pouvoir jouir de l’immortalité. Jusqu’au jour où naît Zéro, humain sans code, incarnation sans passé, individu surnuméraire absent des banques de données du Vivant. Autant dire une anomalie dans un système réputé infaillible.
Dès la parution de l’Utopie de Thomas More, le ver était dans le fruit. Sous les apparences d’une société idéale, la tyrannie couvait, prompte à embastiller ou exécuter l’esprit libre. Puis, il a fallu se rendre à l’évidence, aucune utopie n’était en mesure de satisfaire le désir d’absolu de chaque individu. Très rapidement, celle-ci est même apparue comme un moyen d’aliénation idéal. Fort de ce constat, des auteurs ont usé de la science-fiction pour donner une substance romancée à leurs cris d’alarme, ont imaginé contre-utopies et autres dystopies pour procurer aux lecteurs matière à réflexion ou à indignation.
Dans l’Hexagone, on a d’abord découvert Anna Starobinets dans un autre registre et un autre format, celui des nouvelles horrifiques du recueil Je suis la reine (réédité en mars dernier chez « Folio SF »). Avec Le Vivant, la reine russe de l’horreur vient allonger la liste des visions inquiétantes de l’avenir. Sans pour autant se contenter de recycler les ressorts du genre, malgré une parenté évidente entre son roman et Logan’s Run (Quand ton cristal mourra) de George Clayton Johnson et William F. Nolan. Elle crée un monde idéal, crédible jusque dans sa langue, où chaque individu est désormais une cellule d’un organisme unique : le Vivant. Une sorte de web 2.0 poussé à l’extrême, où l’illusion de la liberté masque à grand peine les névroses d’une société enfermée dans le virtuel. L’auteur cible en effet l’addiction aux réseaux sociaux. Avec ses individus ultra-connectés, dont la conscience stratifiée délaisse la réalité au profit des mirages de la réalité augmentée, le Vivant apparaît bien comme une impasse de l’évolution. Une fin de l’Histoire engluée dans la routine d’un programme sans début ni fin.
Roman noir de l’avenir, Le Vivant amplifie ainsi les dérives déjà présentes dans notre quotidien. D’une façon subtile, utilisant les manières de communiquer sur les réseaux, Anna Starobinets dresse un portrait sombre. Et si l’on peut lui reprocher de brouiller son message dans les cent dernières pages, son propos n’en demeure pas moins désespéré.