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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2014 dans Bifrost n° 73

Pourquoi et comment continuer l’œuvre de Lovecraft ? Le choix de textes rassemblés sous le titre générique de « Légendes du Mythe de Cthulhu » par Francis Lacassin peut nous aider à répondre à la question. On sait que le « reclus » de Providence n’était pas si reclus, que ses correspondants et amis étaient nombreux, même si la plupart ne l’ont connu que par lettres interposées. Et la création littéraire n’est pas un acte si solitaire qu’on le dit. La continuation de l’univers d’un créateur est autant un moyen de renouer avec le plaisir que la lecture des textes a provoqué, qu’une façon de témoigner son amitié à un homme qui n’était pas avare de la sienne. Dès la lecture des premiers textes relevant du « Mythe », Frank Belknap Long écrivait par exemple « Les Mangeuses d’espace », imitation maladroite de certains « trucs » du maître (notamment, la recherche d’une forme originale d’horreur), mais aussi témoignage d’amitié, puisqu’il met en scène le jeune écrivain et son aîné. Lovecraft a ouvert toutes grandes les portes du vertige du temps et de l’espace (et des dangers qui se cachent au long des ères). F. B. Long s’y aventure avec « Les Chiens de Tindalos », nouvelle contenant une belle idée à défaut d’autre chose.

Ecrivains plus expérimentés, également publiés dans Weird Tales, Clark Ashton Smith et Robert Howard reprennent dans leurs textes certains gimmicks littéraires lovecraftiens : livres maudits, sorciers revenus d’au-delà du temps… (« Talion » et « L'Héritier des ténèbres », de Clark Ashton Smith, « La Chose ailée sur le toit », « Le Feu d’Asshurbanipal » de Robert Howard.) Plus intéressant, dans « La Pierre noire », Howard réutilise tout un ensemble de procédés : narrateur universitaire, sources historiques, réalisme du décor, narration en spirale, qu’il mêle à son propre goût de l’histoire épique et sanglante, et à ses imaginations érotiques pour un résultat très réjouissant. Dans « Ubbo Sathla », C. A. Smith parvient à évoquer une créature cosmique semblable à Azathoth, en usant d’images et d’une prose très poétiques.

Le cas de Robert Bloch ne manque pas d’attrait : jeune correspondant de Lovecraft, et styliste malin, il commence par tuer le maître dans « Le Visiteur venu des étoiles » (Lovecraft se vengera dans un autre texte), puis il livre dans « L’Ombre du clocher » une amusante continuation de plusieurs textes canoniques, allant jusqu’à présenter la place de Nyarlathotep dans le programme nucléaire américain. Le « Manuscrit trouvé dans une maison abandonnée » est le plus intéressant des trois textes de Bloch ici disponibles. Années 1920, maisons reculées, Nouvelle-Angleterre, collines inquiétantes, cultes ayant survécu dans les recoins cachés du monde… Le résultat d’avère efficace et terrifiant, d’autant que Bloch use d’un procédé (le témoignage d’un enfant) que Lovecraft se serait sans doute refusé, par crainte du pathos.

August Derleth a joué un rôle très important dans la transmission de l’œuvre de son ami. Ses propres récits développent et formalisent ce qu’on appellera ensuite le « Mythe de Cthulhu » : plus explicites et moins allusifs, ils s’efforcent (à travers des textes toujours masculins et assez froids) d’organiser les dieux et créatures innommables dans une sorte de panthéon élémentaire. Ce qu’on y gagne en compréhension, on le perd en mystère, et on pourra trouver les nouvelles rassemblées ici (« Au-delà du seuil » et « L’Habitant de l’ombre ») franchement laborieuses, bien loin de l’efficacité et de la puissance stylistique de leur inspirateur.

Dans deux nouvelles, Brian Lumley opère une amusante synthèse de plusieurs éléments de l’univers de Lovecraft : antiques cités perdues, dieux très anciens (Cthulhu est rejoint par Shuddel Mell) et contrées du rêve (dans « La Cité sœur », on voit apparaître sur notre Terre le peuple de Ib), mais tout cela émerveille peu : monstres, livres maudits, héritages douteux ne suffisent pas sans le style pour les faire accepter. Dans le registre, on préférera « Sueurs froides », de Ramsey Campbell, variation anglaise sur le thème du livre maudit, ou bien « Ceux des profondeurs », si-tué en Californie dans les années 60 : des scientifiques tentent de communiquer par télépathie avec des dauphins alors que des hippies douteux campent sur la plage et essaient d’empêcher les expériences. James Wade y réussit son actua-lisation des thèmes du « Cauchemar d’Innsmouth » (horreur de ce qui vient de la mer, obsessions sexu-elles, accouplements hybrides).

Attardons-nous enfin sur le dernier et le plus réussi des récits de la série, « Le Retour des Lloigors » de Colin Wilson. Un universitaire américain parvient à traduire le manuscrit Voynich, découvrant qu’il s’agirait d’extraits du Necro-nomicon ! Il tente alors de remonter aux sources des fictions de Lovecraft et d’Arthur Machen et part visiter l’Angleterre profonde. Son voyage l’amènera à d’étranges rencontres, et à une plongée progressive dans la folie et la mort. La subjectivité assumée du récit, les doutes quant à la santé mentale du narrateur, les différents niveaux de lecture possibles ; cette novella offre un vrai bonheur de lecture et un magnifique hommage à Lovecraft et à son œuvre.

Laurent KLOETZER

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