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Les critiques de Bifrost

Légendes et glossaire du futur

Cordwainer SMITH, Anthony R. LEWIS
FOLIO
352pp - 9,40 €

Critique parue en juillet 2004 dans Bifrost n° 35

[Critique commune à Les Sondeurs vivent en vainLa Planète ShayolNostralie et Légendes et glossaire du futur.]

Rassemblé en quatre volumes chez Folio « SF », l'ensemble des textes qui composent le mythique cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité est aujourd'hui disponible en édition définitive. Collection volontiers œcuménique, Folio « SF » réussit au passage un joli coup, proposant trois des plus grands cycles de la science-fiction (Fondation d'Asimov, L'Instrumentalité de Smith et — bientôt — L'Histoire du futur d'Heinlein). Si l'évènement littéraire fait le bonheur de ceux et celles qui ont dévoré tout jeunes ces nouvelles poétiques et décalées, force est de constater que l'âge d'or vieillit bien mal, surtout pour une génération qui a découvert la S-F avec des auteurs comme Simmons, Banks ou Gibson. En clair, lire aujourd'hui l'intégrale des Seigneurs de l'Instrumentalité est à la fois merveilleux et douloureux. Merveilleux car la langue de Smith ne ressemble à aucune autre et que son imagination ne se limite absolument pas à ce qui est théoriquement possible, douloureux car les dialogues pêchent par une indéniable désuétude et un simplisme parfois gênant. Merveilleux, car l'histoire du futur racontée par Smith s'articule suivant le principe de la petite touche du tableau chinois (une langue que Cordwainer Smith parlait et écrivait, rappelons-le), livrant aux lecteurs des textes exceptionnels de minutie et de malice, douloureux car les préoccupations des années 50 et 60 n'ont désormais plus grand-chose à voir avec celles d'aujourd'hui, et que le lectorat actuel risque de faire la grimace. Reste que l'œuvre vit par elle-même et dépasse largement la critique en suivant son bonhomme de chemin. C'est la nature même des oeuvres cultes que d'échapper à toute tentative de quantification, exercice par essence vain auquel on ne se livrera évidemment pas ici.

S'il est difficile d'appréhender le cycle dans son ensemble, sans même parler de le définir, un seul mot pourrait pourtant le qualifier : « singulier ». Une singularité dans la langue, toujours subtilement moqueuse et humoristique, dans les thèmes développés (la mainmise d'une sorte d'oligarchie sur l'humanité toute entière, avec les défauts corollaires qu'un tel système gentiment totalitaire implique inévitablement), mais aussi dans l'étude d'une diaspora humaine qui en perd son humanité, dans le traitement systématique de la télépathie (une lubie de l'époque, pleinement exprimée ici, et surprenante pour le lecteur d'aujourd'hui). On comprend alors mieux la très grande liberté de ton de l'auteur, dont les préoccupations chrétiennes bien connues ne transparaissent que très peu, et qui a su développer sa propre « histoire du futur » sans aucune contrainte.

Cette vision personnelle s'étale sur vingt-sept nouvelles et un roman, des années 50 à plus de 15 000 ans dans l'avenir, mais reste inachevée, la crise cardiaque qui emporte Smith (alors âgé d'à peine 53 ans et en plein déménagement) étant tout sauf prévisible.

De ces 15 000 ans d'histoire, on retient dans les grandes lignes l'évolution suivante : les nations terriennes se « civilisent » peu à peu, des conglomérats continentaux voient le jour, l'humanité mettant en place une sorte de gestion rationnelle des conflits, par le biais de règles très strictes interdisant purement et simplement la guerre et son cortège d'horreurs telle qu'on la connaît aujourd'hui. À l'instar du très particulier Le Faiseur d'Histoire d'Alasdair Gray, exceptionnel roman écossais situé dans un lointain futur dans lequel la guerre est conçue comme un match de rugby sanglant, les pays règlent leurs différents sous l'égide des conventions de Genève, avec territoire de guerre loué pour l'occasion et affrontement de dirigeables géants, dirigés à distance par des pilotes comparables à nos footballeurs actuels (« La guerre N°81-Q », repris dans sa forme originale dans le quatrième volume du cycle et dans sa forme améliorée au début du premier tome). Mais les choses évoluent vite et ce genre de consensus n'est plus suivi, l'humanité n'échappant finalement pas au grand cataclysme nucléaire, si craint au début des années 50 (et après). De ce chaos biologique et social ne subsiste plus qu'un seul état, la Chine, dont les chefs gouvernent tant bien que mal le reste de l'humanité (hommes, femmes, mais également sous-êtres, animaux modifiés pour ressembler aux humains, dotés de paroles et d'intelligence), par l'intermédiaire d'une drogue abrutissante. C'est alors qu'apparaissent les figures illustres des sœurs Vom Acht, dont le nom contracté en Vomact incarnera à jamais l'Instrumentalité. Filles d'un savant du IIIe Reich, elles ont été envoyées en orbite avant la déroute de l'Allemagne nazie pour y rester en animation suspendue de longs siècles durant. Le retour accidentel de l'une d'entre elles entraîne la redécouverte du bon vieux principe humain de révolte, et, par là même, la chute de ce qui fut un jour la Chine (« Mark Elf » et « La Reine de l'après midi »). De cette révolution naît le principe de « L'instrumentalité du genre humain », sorte de caste ultra puissante tout occupée au bonheur de l'humanité. C'est aussi le début de l'exploration spatiale intra système solaire, avec en parallèle la colonisation de Vénus par ce qui subsiste de la Chine (« Le Jour de la pluie humaine »), puis au-delà, via des vaisseaux à voile photonique pilotés par la guilde des Sondeurs (Scanners, en anglais). Mélange de machines et de chair, les sondeurs n'ont d'ailleurs quasiment plus rien d'humain, le voyage spatial provoquant une douleur qui oblige l'humanité à se renier elle-même pour s'étendre. De fait, les convois spatiaux se composent de sondeurs, chargés de l'acheminement de milliers de personnes, toutes dûment congelées pour supporter le voyage. Mais là encore, tout évolue et les découvertes d'un savant concernant l'Espace2 (résumable à une sorte d'hyperespace bien commode) rendent enfin possible les trajets supraluminiques (« Les Sondeurs vivent en vain » et « La Dame aux étoiles », magnifiques textes qui valent le détour à eux seuls). C'est une nouvelle ère pour l'humanité, désormais disséminée dans toute la galaxie, mais « transportable » par l'intermédiaire de vaisseaux « planoformes », nefs spatiales faisant appel à la technologie aussi bien qu'à la télépathie. Les pilotes sont ironiquement appelées les « braves-capitaines », mais des problèmes subsistent, le voyage spatial n'étant décidément pas de tout repos (« Pensez bleu, comptez deux », « Le Colonel revient du grand néant » et « Le Cerveau brûlé »). On sent bien que Cordwainer Smith s'autorise plus de choses et se libère des quelques chaînes qui l'entravaient encore. « Le Jeu du rat et du dragon », par exemple, est un texte exemplaire qui explique la nature exacte des aides pilotes chargés de la sécurité des navires qui évoluent dans l'Espace2 : quelques monstres spatiaux télépathes se repaissant allègrement des vaisseaux, les Hommes mettent au point un système mental de mise en commun psychique… Avec des chats, seules bestioles suffisamment rapides et malines pour contrecarrer efficacement les attaques. De véritables histoires d'amour se nouent alors entre humains et chats…

Peu à peu, l'Humanité s'installe dans un bonheur confortable, grâce à une durée de vie d'environ 400 ans, procurée par l'absorption de Stroon, cette drogue précieuse produite par les moutons mutants (et géants) norstraliens, la planète qui donne son nom au seul roman du cyle (Norstralie). La diaspora humaine devient rapidement ingérable, et l'ensemble de l'œuvre prend un tour inattendu avec le développement progressif du thème des sous-êtres, sorte de lumpenprolétariat (dont le statut s'approche de celui des robots) dénués des plus élémentaires des droits. Le sacrifice christique de la fille chien D'Jeanne marque le début d'une lente évolution du statut des sous-êtres, dont on suivra personnages et aventures dans de nombreuses nouvelles (« La Dame défunte de la ville des gueux », « Sous la vieille terre », « Le Bateau ivre », « La Ballade de C'Mell » et aussi dans le roman Norstralie, clé de voûte du thème). C'est aussi la mise en évidence de l'une des nombreuses failles du principe de l'Instrumentalité, organisme en principe dédié au bien-être humain, mais totalitaire dans son application. Une mise en évidence d'autant plus douloureuse que la perfection atteinte n'a plus rien d'humain, d'où une nécessaire remise en cause fondamentale, par le biais de « la redécouverte de l'homme ». Progressivement, les hasards de l'existence sont réinstaurés, tout comme les noms et autres menus détails (telles la maladie et la mort accidentelle) qui font que l'Humanité est ce qu'elle est.

Le cycle des Seigneurs de l'instrumentalité évolue ensuite vers une amélioration des droits des sous-êtres, mais on ignore si Smith désirait pousser ce thème jusqu'à son dénouement logique, l'égalité avec les Hommes. En parallèle, Smith développe des thèmes qui restent inachevés, comme les Daimoni, sorte de post-humains dont on perd toute trace, ou encore les dérives fascistes internes, rapidement mise au pas par l'Instrumentalité (« La Planète Shayol »).

Au final, la contemplation de l'œuvre laisse pantois. Le lecteur est frappé par la cohérence des textes, le ton poétique, le traitement quasi surréaliste du voyage spatial, des sous-êtres ou de la télépathie, sans même parler de la très délirante imagination de Smith (« La Planète Shayol », avec ses prisonniers pourvus de nombreux membres surnuméraires servant de banques d'organes est un exemple à la fois hilarant et inquiétant). Certains textes sont véritablement obscurs, désuets, voire franchement ennuyeux, mais le voyage vaut la peine, ne serait-ce que pour le rôle fondateur qu'a eu l'œuvre, sans oublier la mine d'influences que l'on décèle dans la science-fiction « d'après ». On l'a dit, Les Seigneurs de l'instrumentalité forment une œuvre singulière, unique en son genre, dont la lecture est recommandée, bien que délicate, mais dont la présence dans une bibliothèque de S-F est nécessaire. Un texte à (re)découvrir, en oubliant nos craintes d'adultes, avec un regard de gamin émerveillé. Un texte essentiel pour toute la S-F, ce qui ne veut pas forcément dire génial où agréable à lire. Saluons au passage le très bon travail de Pierre-Paul Durastanti, qui s'est attelé à la lourde tâche d'harmonisation des traductions, ce dont les plus curieux peuvent se rendre compte en confrontant ancienne et nouvelle éditions.

Patrick IMBERT

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