Daniel KEYES
CALMANN-LÉVY
463pp - 19,90 €
Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48
Ni S-F, ni fantastique, mais tellement délirant dans ses implications que le lecteur est rapidement invité à perdre ses repères normatifs, Les 1001 vies de Billy Milligan est une plongée hallucinante dans l'esprit d'un malade un peu particulier. Immersion si complète et si totale que Daniel Keyes fait œuvre de transfiction, d'où la présence du livre dans la collection « Interstices », dont le nom résume bien le propos. De Daniel Keyes, on connaît évidemment l'excellent Des fleurs pour Algernon qui, tout en conservant un propos clairement estampillé science-fiction, se débarrasse de la quincaillerie inhérente au genre pour se consacrer à la seule vraie littérature, l'humain. Avec Les 1001 vies de Billy Milligan, on découvre une autre facette de son travail, mais qui ne renie évidemment rien de la profonde humanité et de la sincère préoccupation quant à l'état du monde qui transpirait dans Des Fleurs pour Algernon.
Cas célèbre aux Etats-Unis dans les années 70/80, aussi bien dans les annales psychiatriques que judiciaires, Billy Milligan est emblématique d'une justice qui enferme à défaut de comprendre, qui punit au lieu de soigner. Violé par son beau-père encore enfant, le jeune Billy éclate sa conscience en mille morceaux et se recompose un univers unique, sorte de cocon schizoïde qui fait cohabiter plusieurs personnes au sein du même corps. De ce « syndrome de personnalités multiples », on ne connaît quasiment rien (et pas grand-chose de plus aujourd'hui), mais ses implications sont fascinantes. Imaginez un seul corps et plusieurs entités qui se le partagent. Des gens différents, avec une histoire personnelle différente, des talents différents, des âges différents, des nationalités différentes, des compétences différentes, des comportements différents, des phobies différentes et… parfois même, un sexe différent. Chacun peut accéder au « projecteur », ergo la conscience et piloter l'entité Billy Milligan. Pendant ce temps, les autres s'éclipsent. Quand une autre personnalité reprend le projecteur, elle n'a aucun souvenir de ce que son prédécesseur a fait. Vous imaginez ? Non, c'est presque inconcevable. Et pourtant, c'est avec ce fléau que Billy Milligan a vécu (et continue à vivre, d'ailleurs, en Californie), jusqu'à ce qu'une affaire de viol attire l'attention des psychiatres (et, hélas, des médias) sur son cas totalement délirant. Le violeur, c'est Milligan, personne ne le nie. Le hic, c'est qu'il ne s'agit pas de Billy Milligan au sens normal du terme, mais « d'un » Milligan. Les autres refusent l'accusation et n'ont d'ailleurs rien à voir avec cette histoire sordide. Détail qui permettra aux équipes soignantes d'assister, d'abord incrédules, puis convaincues, aux hallucinantes transformations mentales (parfois quasiment physiques) d'un individu qui souffre au-delà de l'exprimable. Dans cette cacophonie intérieure incroyablement organisée (et hiérarchisée, avec ses chefs, ses bannis, ses conseillers et ses indésirables), Daniel Keyes construit cette biographie comme un véritable thriller, le voyeurisme en moins et l'empathie en plus. D'abord sceptique, puis fasciné et, au final, enthousiasmé, le lecteur fait le voyage (car c'en est un) les yeux écarquillés, tant le paysage est lunaire. Travail, camps de redressements, prison, asile psychiatrique, réinsertion manquée, rien n'est épargné au jeune Billy, malgré des talents insoupçonnés (peintre, expert en armes et en combat, érudit, chacune de ses compétences correspondant à une personnalité bien définie), jusqu'à ce que le travail presque exclusif d'un psychiatre fasse émerger Le professeur, l'individu qui résume (en les diminuant, d'ailleurs) toutes les facettes de Milligan, lui faisant prendre conscience d'une vie en ruines, mais lui redonnant paradoxalement espoir.
Parti sur les traces de Truman Capote et de l'inégalable De Sang froid, Daniel Keyes signe à sa manière une histoire (un témoignage, un document, appelez-le comme vous voudrez) aussi passionnante qu'intelligente, aussi dérangeante que subtile. Plaidoyer pour une humanité qui triomphe face au malheur et à l'ignorance, Les 1001 vies de Billy Milligan peut se concevoir comme une sorte de parallèle à Des fleurs pour Algernon. Un texte étonnant et inoubliable, à ne surtout pas manquer1.
Notes :
En bons râleurs bifrostiens que nous sommes, on regrettera juste que cette seconde édition française n'ait pas eu la bonne idée de reproduire le cahier photos de l'édition VO. [NDRC]