Kim Stanley ROBINSON
POCKET
512pp - 9,50 €
Critique parue en janvier 2007 dans Bifrost n° 45
Le titre est symbolique : les quarante signes renvoient aux quarante jours et quarante nuits du Déluge, avec une différence sensible néanmoins. Car où le châtiment divin marquait une rupture — la fin du Premier âge de l'humanité —, notre époque reste quant à elle suspendue à l'annonce de la pluie, comme figée dans l'attente de cet événement indicible. On en est là : Dieu est mort (remorqué par James Morrow, son cadavre croise au large des côtes néo-zélandaises, avec des morceaux de banquise gros comme dix cathédrales), homo sapiens travaille jour après jour à réunir les conditions pour s'auto-exterminer, les signes du désastre sont évidents, mais presque personne ne semble capable de les décrypter — ou pire, ne semble avoir la force d'en contrer les effets hypnotiques, lénifiants, paralysants. L'Occident est-il aveugle, simplement irresponsable, ou se sent-il si coupable que son inconscient collectif appelle un nouveau châtiment ? Las ! Le roman, en abordant de front le problème du réchauffement climatique, entend illustrer avec force cet inquiétant paradoxe.
En s'emparant d'un tel sujet d'actualité, Kim Stanley Robinson s'inscrit dans une longue lignée d'écrivains catastrophistes (ou visionnaires, c'est selon) qui va de Restif de la Bretonne à Norman Spinrad en passant par Lester Del Rey et James Ballard. Il le fait à sa manière habituelle, documentée et sérieuse. Contrairement au spectaculaire film Le Jour d'après, qui choisit de montrer les conséquences d'une chute rapide et radicale du thermomètre, l'histoire de Robinson s'articule autour du concept de « changement climatique soudain », au cours duquel le climat de la Terre bascule entre deux équilibres, passant en l'espace de quelques années d'un régime général tempéré à un autre, plus brûlant et plus humide (avant peut-être de devenir beaucoup, beaucoup plus froid). Les climatologues savent que cela s'est déjà produit, et qu'il s'agit très probablement d'une occurrence que l'activité humaine pourrait déclencher.
Le roman, donc, mêle crédibilité scientifique et message politique. L'histoire se déroule aux Etats-Unis, dans un avenir proche. On suit une poignée de personnages : Charlie Quibler, conseiller chargé des questions d'environnement d'un sénateur démocrate ; sa femme, Anne, chef de projet à la National Science Foundation (NSF), une agence qui attribue des budgets à des projets de recherche ; Frank, un sociobiologue détaché pour un an à la NSF ; Leo, qui travaille dans une start-up de biotechnologie ; et un groupe de tibétains ayant fondé une nouvelle nation dans une île à basse altitude, au large des côtes de l'Inde. Tous tentent de convaincre une administration réticente de lutter contre le réchauffement climatique, travaillant à créer, au cœur de la société civile et de la communauté politique, un environnement favorable qui permettrait d'adopter les mesures nécessaires pour prévenir un effondrement écologique global. Lobby contre lobby, science contre marché, intérêts supérieurs contre cause supérieure, Congrès contre Congrès, combat de l'homme contre lui-même. « Il combattait des menteurs, des gens qui mentaient sur la science pour le fric, occultant les signes manifestes de destruction du monde. » Le problème n'est pas tant de savoir décrypter les signes, mais de ne pas les instrumentaliser, de leur donner un sens juste (au sens de pratique, pertinent) ; partant, l'idée n'est plus d'adapter le monde aux besoins de l'homme, mais d'adapter les besoins de l'homme à un monde qui se modifie. L'urgence est là, la banquise se délite, empêchant l'action régulatrice de certains courants (dont le Gulf Stream), avec des conséquences incommensurables.
La dernière partie du roman décrit Washington DC englouti sous les flots, annonçant de manière prémonitoire (le roman a été publié en 2004 aux USA) la dévastation causée par Katrina à la Nouvelle-Orléans. Cette fin apocalyptique résonne comme un constat d'échec désabusé sur la capacité de la seule science à améliorer l'état du monde. Robinson (scientifique de formation) stigmatise la toute-puissance du capitalisme — plutôt que celle de la science — sur nos existences, l'obsession de la croissance économique. Il semble vouloir nous dire que les découvertes scientifiques sont dorénavant utilisées à des fins seulement mercantiles et non pour rendre la vie meilleure ; qu'entre la survie de l'espèce et le profit, le capitalisme choisira toujours le profit. Mais Robinson est un positiviste, un utopiste qui croit que les hommes peuvent s'amender, qu'avec un juste choix les choses peuvent toujours s'améliorer. C'est grâce à ce facteur humain — le capital et l'énergie prodigieuse qu'il représente — que l'intrigue trouve son équilibre, sa touche émotive. Ce n'est pas un hasard si l'auteur s'attarde longuement sur le quotidien des personnages, la routine fastidieuse de leur travail, leur cheminement intellectuel et/ou amoureux. En définitive, il s'agit autant d'un roman de désapprentissage que d'apprentissage, vers plus de solidarité (une solidarité active, agissante), de spiritualité (c'est la seconde fois que Robinson s'intéresse d'aussi près au bouddhisme), de démocratie participative, d'investissements sociaux. Vers un monde plus humain, en somme. Cette note d'espoir, cette lueur dans la tempête qui s'annonce restera comme la marque principale d'un roman de grande qualité, en attendant de lire la suite, intitulée Fifty degrees below.
Tout un programme…