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Les critiques de Bifrost

Les Abysses

Rivers SOLOMON
AUX FORGES DE VULCAIN
178pp - 18,00 €

Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100

« Chacun de nous finit toujours par se poser ces questions : qui suis-je ? D’où est-ce que je viens ? Quelle est la raison de tout cela ? Que signifie “être” ? Qu’est-ce qui existait avant moi, qu’est-ce qui existera après moi ? Sans réponse, il n’y a qu’un trou ; là où devrait se trouver une histoire, il n’y a qu’un trou, qui prend la forme d’une nostalgie infinie. Nous sommes vides. »

Telle est la façon de vivre des Wajinrus, un peuple sous-marin habitant dans les abysses. Leur histoire, si difficile, fuit leurs mémoires, et ils vivent dans l’instant présent, en groupe, uni par les courants marins. Depuis des décennies, seul l’un ou l’une d’eux a pour fonction de se souvenir, pour tous, et de leur rappeler, lors d’une cérémonie annuelle, d’où ils ou elles viennent, puis d’effacer de nouveau les informations. Car comment supporter la terrible vérité ? Les Wajinrus sont les enfants des femmes enceintes jetées par-dessus bord lors des terribles voyages de la traite des esclaves depuis l’Afrique. Nés dans l’océan après la mort de leurs mères, les bébés n’ont jamais respiré l’air, et ont été accueillis par les flots, protégés parfois par des baleines, devenant à leur tour des créatures marines.

Yetu est l’historienne actuelle des Wajinrus, celle qui porte la mémoire collective, et elle ne vit que dans la souffrance. Traversée en permanence par les « souvenances », ces moments de vie de ses ancêtres, elle fait de moins en moins la distinction entre son être propre et le groupe, entre le passé et le présent.

Lors de la nouvelle cérémonie annuelle du Don de Mémoire, la douleur devient si intolérable que Yetu s’enfuit, non sans avoir laissé tous ses souvenirs à son peuple. Remontant à la surface, elle se réfugie dans une petite crique, isolée de tous. Oubliant que son peuple peut déclencher de terribles tempêtes, s’il se perd dans la mémoire…

Avec Les Abysses, Rivers Solomon propose une troisième interprétation d’un mythe afrofuturiste créé par le duo techno Drexciya dans les années 1990 à Detroit, et repris en 2017 par le groupe de hip-hop clipping. dans le single « The Deep » (nommé au Prix Hugo en 2018). Au-delà d’un partage artistique passionnant (évoqué dans la postface de clipping.), ce roman donne à lire une histoire troublante, très émouvante, et qui engage à la réflexion.

Le texte est dansant, navigant entre l’histoire intime d’un peuple, et l’Histoire avec un grand H, cette fois écrite par les victimes. Le style ondule entre les genres, dans un beau travail de traduction et d’adaptation, qui rend finement le they neutre, ou le y’all de la version originale, si difficiles à exprimer en français, et si chers à l’autrice, qui les utilise ici pour jouer avec les frontières de la perte d’identité. L’écriture et les images évoquées sont sensuelles, au sens premier du terme, car Yetu ressent les souvenirs physiquement, et la moindre onde, liquide ou sonore, le moindre toucher, la torture. Difficile de ne pas comprendre cette fuite, face à l’atroce réalité qu’elle vit chaque jour. Dans cette culture, qui préfère le collectif à l’individuel, et qui n’hésite pas, paradoxalement, à isoler sans s’en rendre compte l’une des siennes, et à la marginaliser encore plus dans son (in)existence au service des autres, l’absence d’histoire est aussi problématique que la souffrance viscérale et immédiate provoquée par le rappel du passé traumatique. Magnifique parabole tant de l’histoire noire que de la quête d’identité individuelle et collective, d’une richesse qui invite aux relectures, Les Abysses laisse un souvenir qui, lui, ne s’effacera pas de sitôt.

Maëlle ALAN

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