Robert Charles WILSON
DENOËL
336pp - 22,00 €
Critique parue en avril 2016 dans Bifrost n° 82
Adam Fisk, le vilain canard de la famille, suit des études de graphisme à l’écart d’un père WASP, d’une belle-mère soumise, de son frère aîné qui a réussi conformément aux attentes parentales, et de son jeune demi-frère, d’une sensibilité équivalente à la sienne. C’est sa grand-mère qui finance sa formation artistique, mais elle va mal et son placement en maison de retraite va bientôt inciter la famille à faire des choix. Isolé, il effectue le test d’InterAlia qui permet de connaître objectivement les gens avec lesquels il a le plus d’affinités, parmi une classification de vingt-deux types : cela va du test cognitif à l’analyse par ADN. Au sein des tranches ainsi identifiées, cinq dominent, dont les Tau, à laquelle il appartient. C’est une nouvelle vie qui s’ouvre à Adam grâce à la cooptation de ses pairs : travail, logement, règlement de problèmes divers – les obstacles s’effacent du fait de l’entente liant les membres entre eux, une entente exclusive, au détriment de ceux qui ne sont pas de la fratrie, une entente radicale, même, qui en essaimant à travers le monde impose un redécoupage social menaçant les anciennes hégémonies et annonçant de futurs conflits de castes.
On ne choisit pas sa famille, pas plus qu’on ne choisit ses amis : tout est déterminé par un ensemble de paramètres objectifs allant bien au-delà de la constitution des réseaux sociaux que l’éditeur met en perspective dans son accroche. Les Affinités ne se contentent pas d’accumuler les amis ou les followers, mais proposent un système d’entraide équivalent à la franc-maçonnerie, en opposition à l’organisation étatique centralisée qui a fait son temps. Wilson détourne là, et radicalise, en bon auteur de SF, le concept de téléodynamique sociale, une analyse des processus thermodynamiques rapportés au vivant, et notamment la conscience. L’étude des interactions dans un même milieu, qui, depuis l’écologie, s’est étendue aussi bien à la génétique, la bactériologie, la neurologie, la protéomique, qu’à divers aspects de la société, annonce un monde non plus centralisé, mais gouverné par les liens qui le constituent, et que les outils informatiques ont permis de mettre en évidence. De ce point de vue, le roman, en apparence mineur, si on n’y veut voir que le récit d’élites entrant en concurrence, dessine les zones d’affrontement d’une humanité en pleine mutation, attachée à remédier aux désordres planétaires de la pollution et de l’environnement, redéfinissant les priorités autour d’une culture et d’une conscience globales opposées aux civilisations antérieures, dont on perçoit l’effondrement en arrière-plan.
Constatant ce changement de paradigme, le récit est une mise en garde contre l’utilisation prédatrice du numérique, et partant, des réseaux sociaux qui facilitent la catégorisation des individus par tranches culturelles, psychologiques, professionnelles ou autres, au risque de favoriser la constitution d’élites, par essence antagonistes. C’est cette dérive que met en scène le roman en trois parties bien définies : la reconnaissance de soi offrant un havre d’accueil (Une Maison par une nuit d’hiver), l’appartenance liée au phénomène de bande (Une Théorie de tous) et la relation exclusive, agressive, débouchant sur l’asservissement à sa faction (Guerre de tranches).
Comme toujours chez Wilson, l’histoire personnelle rattrape l’intrigue générale. Ainsi les relations familiales, notamment entre les frères et aussi avec Jenny, l’amie d’enfance promise à Adam avant qu’il ne rejoigne le groupe Tau, quittent le background pour progressivement passer au premier plan du récit : la téléodynamique fonctionne aussi à ce niveau. Robert Charles Wilson, et c’est là son grand talent, passe ainsi du général au particulier, ce qui permet de multiplier les éclairages et de rappeler qu’une théorie ou un processus, pour étayé qu’il soit par les mathématiques, n’est qu’une façon de voir le monde : la trajectoire d’Adam Fisk, bien qu’illustrant le phénomène des interactions transversales et non plus de proximité, traite des questions bien plus universelles de la solitude et de quête d’identité, des conflits de loyauté et, in fine, de la place de chacun dans le monde. Cette façon d’aborder les grandes questions de notre temps par le petit bout de la lorgnette nous les rend bien plus intelligibles ; elle permettra peut-être à tout un chacun de déterminer si le monde est jeune ou vieux.