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Les critiques de Bifrost

Les assoiffées

Bernard QUIRINY
SEUIL
412pp - 7,70 €

Critique parue en janvier 2011 dans Bifrost n° 61

Bernard Quiriny est un jeune écrivain belge qui s’est fait remarquer avec deux excellents recueils de nouvelles fantastiques, L’Angoisse de la première phrase (Phébus) et Contes carnivores (Point). Des textes inventifs à l’écriture acérée, d’une ironie mordante, souvent teintés d’onirisme, de surréalisme, et qui doivent tout autant à Marcel Aymé qu’à Will Self. Intéressant mélange ! Les Assoiffées est donc le premier roman de Quiriny ; l’occasion de voir s’il confirme, sur un format plus long, toutes les qualités déjà présentes dans ses nouvelles.

En 1970, un mouvement révolutionnaire qui prône un féminisme radical prend le pouvoir aux Pays-Bas, puis en Belgique et au Luxembourg. L’ancien Benelux devient alors « l’Empire des femmes », une dictature féroce dirigée par les « Bergères », Ingrid et sa fille Judith. Dans ce territoire désormais fermé au reste du monde, les femmes règnent ; quant aux hommes (ceux qui ont survécu à la révolution !), ils sont traités, dans le meilleur des cas, comme des esclaves serviles et dociles. Une délégation française — constituée de journalistes, de féministes extrémistes, et emmenée par Pierre-Jean Gould, un intellectuel mondain — obtient l’autorisation de se rendre en Belgique pour un voyage officiel. Tous les membres de ce groupe ont en commun d’être fascinés par ce nouveau modèle social matriarcal. Mais arrivés sur place, ils sont ballottés sans ménagements d’un endroit à un autre selon un programme préétabli par les autorités. Encadrés, surveillés en permanence par des « soldates » et des « brigadières » ; ils comprennent vite qu’ils ne verront de ce pays que ce que le régime voudra bien leur montrer. Eux qui étaient venus pour rendre compte du vrai visage de cette Belgique nouvelle ! Les voilà muselés, ouvertement manipulés par les autorités belges. Ce qui n’a pas l’air de les troubler, bien au contraire : qu’il s’agisse d’une école, d’un « village de femmes », ou d’un « camp de rééducation » pour les hommes ; ils se font tous un devoir de s’extasier et d’applaudir… En parallèle au récit des pérégrinations des Français, on découvre — sous la forme d’un journal intime — la vie d’Astrid, une femme belge d’une quarantaine d’années, qui, par une suite de circonstances inattendues, va devenir très proche de Judith, la « Bergère », la dirigeante toute puissante de cet « Empire des femmes »…

Les Assoiffées est un curieux objet littéraire. En apparence, il s’agit d’une uchronie. Mais à la lecture, les choses se compliquent. Car Quiriny ne cherche à aucun moment à rendre son récit réaliste, ni même tout simplement crédible. Les Assoiffées est une parabole, une farce à l’humour grinçant, une fable décalée dans le temps et dans l’espace, souvent grotesque, parfois volontairement caricaturale, qui fait pourtant sans cesse écho à des faits historiques bien réels, même s’ils ne sont jamais nommés explicitement. En fait, le roman fonctionne plutôt par résonances, par analogies : Quiriny nous confronte à des situations imaginaires — délirantes, hallucinatoires, outrancières — totalement fictives, mais qui ont cependant un très fort goût de déjà vu. Au lecteur ensuite de faire la soudure entre fiction et réalité. On suit donc les mésaventures de ce groupe de Français aveuglés par leur idéologie, au point d’être incapables de voir ce qu’il y a réellement à voir : le spectacle atroce d’une tyrannie organisée et démente à la fois. Impossible de ne pas penser à l’actuelle Corée du Nord, à la Roumanie de Ceausescu, à la Chine de Mao, ou à tant d’autres exemples…

Au final, sous ses allures de « blague belge », Les Assoiffées est une critique acerbe de tous les fanatismes politiques. L’influence de Will Self est évidente (l’idée de départ du roman, le traitement narratif, l’ironie acerbe…), mais nullement gênante. Le seul vrai regret qu’on peut avoir par rapport à ce roman, c’est sa fin, trop vite expédiée. C’est d’autant plus dommage que le parti pris choisi par Quiriny — aller vers l’outrance, l’exagération, sans forcément chercher à être plausible — lui donnait une très grande latitude pour conclure son récit. Ceci dit, ce défaut n’empêche pas Les Assoiffées d’être une belle surprise. Bernard Quiriny nous offre un premier roman bien déjanté ; une farce incisive, décapante, efficace, et qui donne à réfléchir. Il n’y a pas de doute : cet écrivain belge — excentrique, légèrement fêlé, mais très talentueux — est à suivre de près.

Xavier BRUCE

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