Michael MOORCOCK
L'ATALANTE
1104pp - 27,00 €
Critique parue en septembre 2000 dans Bifrost n° 19
Avec une cinquantaine de livres traduits, Michael Moorcock est l’un des auteurs les plus connus du public, notamment pour son œuvre de fantasy. Mais, outre Elric et ses nombreux avatars alimentaires qui popularisèrent Moorcock — sur le tard, il est vrai —, il fut un précurseur du steampunk, donna dans l’uchronie baroque et, surtout, s’imposa comme l’acteur majeur de la New Wave britannique des années 60, en tant que rédacteur en chef de New World et en tant qu’auteur des aventures de Jerry Cornelius. Il prêta ensuite le personnage à d’autres auteurs dans la mouvance de New World, tels que Spinrad, Aldiss ou Hilary Bailey...
Jerry Cornelius a été présenté comme un James Bond pop et un dandy cynique vivant dans un monde en proie à l’entropie : le nôtre au milieu des sixties. C’est un brin superficiel et racoleur.
En premier lieu, à l’instar d’Elric dont il est un énième avatar, Jerry Cornelius est un agent du Chaos. Dans Le Programme final, le parallèle avec son modèle est particulièrement cultivé. Ainsi, Jerry Cornelius investissant le château faux Le Corbusier de son père faisant écho au sac de Melniboné par Elric, son amour pour sa sœur, Catherine, répondant à celui d’Elric pour sa cousine, Cymoril, de même que leurs morts respectives de la main de l’un et l’autre. Franck, son frère, endossant le rôle du prince Yrkoon. Le multivers moorcockien — on entend ici la manière dont se répondent les textes de Moorcock les uns aux autres à travers toute son œuvre en une construction conceptuelle devenue délibérée — commençait à prendre forme.
Jerry Cornelius, dont les initiales ne doivent rien au hasard, est un moderne messie hédoniste et dérisoire qui s’évertue à provoquer l’avènement d’un monde moins froid, moins faux. Ces aventures sont une farce, une comédie où l’humour vient conjurer l’horreur mise en images du monde postmoderne avant qu’elle ne nous anesthésie. Jerry Cornelius — né dans une réaction de colère à la guerre du Vietnam — déchiffre pour nous le labyrinthe discontinu de nos sociétés où l’on est voué, non seulement à se perdre, mais à s’évanouir.
Il expérimente diverses attitudes, cherche avant tout à se présenter en tant qu’être humain épris de sincérité et de sensibilité. Pour se faire, il lui faut lutter contre les systèmes, les organisations incarnées par la froide — et frigide — Miss Brunner. Jerry ne propose rien d’autre que d’introduire un brin de fantaisie dans la dérisoire rigidité de systèmes absurdes prétendant tout contrôler et réduire les gens au rôle déshumanisé d’agent d’un processus. Jerry Cornelius est un anti-héros, acteur de la farce, qui s’arme toujours d’un poignard de théâtre pour que seuls meurent les masques ou les rôles. Il ne faut pas davantage se laisser abuser par les oripeaux dont il se vêt, les artefacts dont il s’entoure ; à travers lui, Moorcock montre tout ce qu’ils ont de futiles et dérisoires. C’est un rêveur. Et l’imagination, moteur de tous les rêves, lui permet de détourner la technologie, de la réduire en gadgets... En tant que tel, fringues et gadgets ne sont là que pour donner l’illusion de la plénitude et combler la vacuité affective ; en fait de voie, ils aboutissent à une impasse. Tous ces artefacts ne sont qu’artifices incapables de produire du sens. Autant pour le consummérisme !
Datant des années 65/75, Les Aventures de Jerry Cornelius ont certes vu leur cadre vieillir ; le nec plus ultra du gadget high-tech d’alors a pris des allures de pièces de musée de province. Pourtant, comme un grand cru de Bourgogne, elles se sont bonifiées avec les années. La pertinence du propos moorcockien s’accroissant avec l’entropie, il n’en prend que davantage de saveur et de relief. Pour apprécier pleinement, il suffit de se restituer dans le contexte de l’époque, à la manière dont on lit du steampunk. Bien qu’écrit hier, Jerry Cornelius est plus que jamais au goût du jour.
La construction, de plus en plus fragmentée au fil des volumes, dans la mouvance du nouveau roman — atomisant la narration, recourant à des inclusions de coupures de presse, des commentaires « off » —, loin de parasiter le récit, en pose le contexte de l’unique manière possible. En effet, la narration la mieux aboutie s’avérerait désormais impuissante à restituer la complexité de l’époque d’une manière autre que parcellaire, impropre au propos de Moorcock. Cette construction ne facilite pas la tâche d’un lecteur habitué à une confortable linéarité mais, elle est indispensable pour créer une « impression du monde » suffisamment globale. Le monde de Jerry Cornelius, c’est ça, ça, ça, ça, ça, ça... ça, ça ! Tout ça ! Et c’est le nôtre ! Si le choix formel de Moorcock — encore exacerbé dans les nouvelles mettant Jerry Cornelius en scène — n’est pas exempt de difficultés, cela tient au fait que le monde n’est plus facile à appréhender. Marshall Mac Luhan n’a-t-il pas dit que le médium était le message ? Le sens ne réside nullement dans un hypothétique rassemblement des fragments épars dont l’auteur eut laissé le soin au lecteur. Il n’y a pas de cohérence à rechercher, rien à comprendre. Tous ces éclats de récit n’ont qu’une fonction sensitive. Le sens gît dans l’éclatement même de la forme. Peut-être n’est-ce pas facile, peut-être l’expérience est-elle étrange et laisse-t-elle le lecteur un instant désorienté, à l’instar du monde d’aujourd’hui où la falsification globale s’esquive dans la vitesse. Mais lire Les Aventure de Jerry Cornelius est bien plus facile que de se forger une bonne image du monde. En tout cas, ça y aide. Jerry Cornelius ne propose rien de moins qu’une grille de lecture du monde contemporain, une manière de le décoder pour y survivre et en tirer un minimum de bonheur. Les Aventures de Jerry Cornelius sont une lecture dont on tire d’autant plus profit que l’on éprouve le besoin de décrypter le monde actuel. Voici bien l’une des œuvres les plus essentielles de la S-F.