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Les critiques de Bifrost

Les Bienfaiteurs

James E. GUNN
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
224pp - 23,00 €

Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117

L’apophtegme « à quelque chose malheur est bon » semble résumer ce roman à lui seul.

Les Bienfaiteurs est un fix-up tripartite où l’on assiste à l’avènement, à l’évolution puis à l’effondrement d’une société hédoniste fondée sur la seule recherche du plaisir pour tous et ­par tous. Ainsi, page après page, parcourt-on cette route vers l’enfer pavée des meilleures in­tentions. La première partie nous montre, à travers les yeux d’un sceptique, les premiers pas de la société Hédonique SA qui va commercialiser le bonheur lui-même — et pas un quelconque produit ou service censé nous l’apporter. Joshua P. Hunt, entrepreneur en électronique, pense que c’est une belle arnaque. Mais très vite, tout autour de lui, tout le monde tombe dans la félicité. Il accepte l’offre d’appât et, à peine assis dans un fauteuil-guérisseur, le voilà débarrassé de son rhume, mais aussi de son ulcère. Tout semble aller mieux. Ce­pendant, l’offre globale a un prix élevé : tout. Tout ce que vous possédez — qui ne vous servira plus à rien puisque vous serez heureux. Comment résister à pareille offre ? Sur­tout qu’Hédonique SA s’est déjà emparé de la moitié de votre société via le contrat signé par votre femme… Mais qu’importe, voilà le vrai bonheur à portée de tous ici-bas, maintenant, tout de suite.

Bientôt, le monde entier vit dans le bonheur. Du moins dans une certaine forme de bonheur. Mot clé du roman, l’hédonisme est une philosophie axée sur la recherche du plaisir comme but suprême de l’existence. Dans cette deuxième partie, trop didactique et discursive, où le prof transparaît sous l’au­teur, le personnage est « l’hédoniste ». Sa fonction tient à la fois du prêtre et du psychanalyste, et consiste à garantir le bonheur des gens dont il a la responsabilité. La lecture montre une société épicurienne où vivre paisiblement en contribuant au bonheur d’autrui et réciproquement ; et, surtout, en en étant satisfait. Sans en vouloir plus qu’on ne peut en avoir. Les désirs instinctifs y sont sublimés en satisfactions socialement acceptables. L’hédoniste, lui, est une sorte d’eudémoniste stoïcien trouvant son propre bon­heur dans son devoir de rendre autrui heureux. Et il y croit dur comme fer. Jusque-là, rien d’abo­minable. On pourrait dire en ter­mes freudiens qu’il s’agit d’une société parvenue à neutraliser la pulsion de mort mais qui, d’un point de vue darwinien, ne serait certainement pas si optimiste. Or voilà que les dirigeants entendent pousser le bouchon jusqu’au bout : passer à l’hédonisme le plus pur, au plaisir total, sans aucune contrepartie. Tout pour rien, mais à quel prix ?

Dans les Bienfaiteurs, qui est loin d’être le meilleur des divertissements, l’action s’avère rare et de peu d’intérêt ; les péripéties y sont même peu crédibles : juste le minimum in­dis­pensable. Et le récit ne brille pas davantage par son style tout aussi minimal. Mais il s’agit néanmoins d’un roman hautement spé­culatif dont le propos est de nourrir la réflexion de son lecteur — une ambition qui balaye assez amplement les faiblesses narratives et stylistiques d’un ouvrage qu’il aura fallu attendre plus de soixante ans avant de pouvoir le découvrir en français. Faut-il rechercher le bonheur à tout prix ? Est-ce un droit ? Voire un devoir que d’être heureux ? En tout cas, ça valait le coup de patienter si longtemps.

 

 

Jean-Pierre LION

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