En 2020, Quitter les monts d’automne avait surpris et divisé le public (mais guère Bifrost, comme en témoigne la critique de Bertrand Bonnet dans notre n° 101) ; Émilie Querbalec revient avec son deuxième roman chez AMI, Les Chants de Nüying, et prend encore une fois au dépourvu ses lecteurs. Là où le premier récit tendait vers le pulp en explorant différents genres (fantasy, planet opera, space opera) à mesure que sa protagoniste se laissait porter par les événements, celui-ci est un texte de science-fiction pur et dur sous forme de récit choral. Et si l’éditeur vous l’ayant vendu comme un récit de premier contact laissait miroiter des rencontres avec des entités étrangères, c’est loin d’être le cœur du roman : l’altérité est ici au sein même de l’humanité. Comme Brume Tran, qui n’arrive plus à communiquer avec son père et échoue à s’ouvrir aux autres, qu’ils soient humains, IA ou dauphins, obsédée qu’elle est par des chants mystérieux venus du fin fond du cosmos. Comme Jonathan Wei et Sonam Tsering, qui voient dans les nouvelles possibilités de la réalité virtuelle une réincarnation bouddhique surprenante et l’opportunité, pour le Tibet, de prendre sa revanche dans les étoiles. Comme Dana, qui, absorbée par son travail et ses rêves d’ailleurs, ne réalise pas que sa famille lui échappe.
Les Chants de Nüying s’ouvre au XXIVe siècle, dans un monde semblable au nôtre à deux détails près : c’est la Chine qui, la première, a marché sur la Lune, et les sondes Mariner ont été envoyées hors du système solaire. À vingt-cinq années-lumière de chez nous, l’une de ces sondes a trouvé la planète Nüying, sœur jumelle de la Terre d’il y a 3 milliards d’années, et y a enregistré des « chants ». Hasard acoustique ou preuve d’une vie par-delà les étoiles ? Un vaisseau colonie, construit près de la Lune, y est envoyé pour étudier la planète et établir une nouvelle cité dans son orbite… Comme pour son précédent roman, Émilie Querbalec découpe son récit en trois parties distinctes. La première suit Brume alors qu’elle rejoint la Lune et s’apprête à embarquer vers Nüying ; la deuxième, aux allures de cyberpunk, s’attarde sur Jonathan Wei et les événements à bord du vaisseau durant le voyage ; la dernière aborde la rencontre avec Nüying. Pour savoir ce qui est responsable de ces fameux chants, il faudra attendre les toutes dernières pages et la coda. Malgré cette pirouette (si vous attendiez depuis le début de connaître l’identité des chanteurs) ou à cause d’elle (car elle remet en perspective bien des éléments de l’intrigue), ce livre est une parfaite réussite. Les personnages y sont plus actifs que la Kaori de Quitter les monts d’automne, et ils ont, pour la plupart, davantage de corps, de relief, ce qui les rend plus crédibles. Le mélange entre le sense of wonder d’une expédition vers un nouveau système solaire, avec ses différentes solutions pour affronter le passage du temps, la rencontre de l’inconnu et les réactions bien humaines des personnages, fait tout le sel de l’histoire. Même si l’écriture froide de l’autrice ne permet jamais au lecteur de se mettre à la place des uns ou des autres, le cantonnant à regarder par-dessus l’épaule des protagonistes, le récit se dévore de la première à la dernière page tellement l’avenir de Brume et des autres participants au voyage intrigue.