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Les critiques de Bifrost

Les Continents perdus

Thomas DAY, Walter Jon WILLIAMS, Ian R. MACLEOD, Jean-Daniel BRÈQUE, Michael BISHOP, Lucius SHEPARD, Geoff RYMAN
DENOËL
442pp - 23,35 €

Critique parue en janvier 2006 dans Bifrost n° 41

Si la nouvelle, format roi des littératures de genre, se fit rare ces dernières années, tout spécialement concernant les recueils et anthologies d'auteurs étrangers, les choses ont évolué ces derniers mois — parcourir le volet critique du présent Bifrost suffira à nous en convaincre : un recueil et une anthologie inédits anglo-saxons sur le même trimestre, ce n'est pas rien. Tendance qui promet d'ailleurs de s'inscrire dans la durée, à en juger en tout cas par les programmes de quelques éditeurs (Chiang, Egan, Reynolds). Vivement…

Voici donc que nous arrivent en « Lunes d'encre » ces Continents perdus, cinq longs récits réunis par Thomas Day sous une superbe couverture signée Sparth. Passée une courte préface volontariste de l'anthologiste, ce qui ne surprendra personne, Walter Jon Williams ouvre le bal avec une novella uchronique axée sur Byron et le couple Shelley (encore !), dans un monde où l'auteur de Caïn ne l'est pas, justement, ayant embrassé une carrière militaire. Un Byron général, donc, artisan de la défaite de Napoléon à Waterloo, et dont l'amour pour l'ex-femme de l'empereur provoquera la perte. Si ce texte est servi par une écriture brillante, il n'en est pas moins d'une longueur éreintante. Il ne se passe rien, ou presque, et on a tôt fait de se lasser des relations du trio (quatuor en fait, puisque la jeune sœur de Mary est aussi de la partie), ainsi que de leur périple européen. Au final un texte brillant mais chiant, qui douche pas mal l'enthousiasme dès l'ouverture.

L'anglais Ian R. MacLeod, décidément fort en vue par chez-nous ces derniers temps (cf. la critique des Iles du Soleil chez Folio « SF » dans notre dernier opus, ainsi que sa nouvelle dans le Fiction n° 2 des Moutons électriques, chroniqué dans nos pages — qui s'en plaindra ?), nous embarque quant à lui au Groenland, en pleine seconde Guerre mondiale. Texte le plus court du volume, d'une facture classique qui n'est pas sans évoquer Lovecraft, sur le thème de l'enfermement, de l'isolement, géographique mais aussi intérieur, jusqu'à la folie, « Tirkiluk » est d'une efficacité glaciale à même de remettre le lecteur sur les rails après la relative déception du Walter Jon Williams.

Arrive Michael Bishop, formidable auteur américain scandaleusement peu traduit sous nos horizons (saluons ici l'initiative de Folio « SF », qui vient de publier Visages volés, troisième roman de Bishop traduit en France, et ce après pas loin de dix années d'un silence éditorial assourdissant), avec « Apartheid, supercordes et Mordecai Thubana », étonnant périple dans une Afrique du Sud comme il se doit odieuse. À suivre l'odyssée de Gerrit Myburgh, Blanc et heureux de l'être, qui va bientôt basculer dans une tout autre réalité après avoir percuté les fesses d'un éléphant au volant de sa Cadillac Eldorado, on ne peut qu'être saisi devant l'étonnante justesse d'écriture, de ton, de propos, l'étonnante classe, quoi, de l'auteur. Un texte dont on ressort en se disant que c'était certes long, mais très bon.

Pour la suite, pas de surprise : l'immense Lucius Shepard, avec « Le Train noir », livre un de ses textes énormes de vérité. De l'autre côté existe un pays étrange et fabuleux, terre d'asile de tous les cramés du monde, de tous ceux dont la place n'est pas ici, mais là-bas. Qu'est-il véritablement, et surtout, pourquoi est-il ? Avec « Le Train noir », l'auteur d'Aztechs signe l'une des plus belles nouvelles de ce sommaire décidément redoutable.

Enfin le texte de Geoff Ryman, anglais totalement inconnu sous nos longitudes, clôt le volume par un récit rien moins qu'hallucinant, l'histoire d'une jeune Cambodgienne fuyant la guerre dans une géographie orientale fantasmée. Récit époustouflant, volontiers abscons mais d'une beauté à faire frissonner, ce texte est une épiphanie, rien moins qu'un chef-d'œuvre qui hantera longtemps quiconque s'y risquera.

On l'aura compris, Les Continents perdus est un recueil de très haute volée qui monte en puissance au fil du sommaire. Parfois difficiles et exigeants, résolument pas science-fictifs pour un rond, souvent loin de l'idée qu'on peut se faire d'un certain sense of wonder et pariant sur l'intelligence de leur lecteur, les textes qui l'émaillent sont tous, au pire, d'un grand professionnalisme (Walter Jon Williams), quand ils ne tutoient pas sans vergogne le génial (Lucius Shepard, Geoff Ryman). Amateur de space opera débridé et autres trolleries dans les corridors, passe ton chemin. Lecteur curieux assoiffé de textes résolument humains, tu es ici chez toi. Une jolie réussite, doublée d'un rare courage éditorial, une ambition qui, par les temps qui courent, ressemble bien à une folie. Pareilles folies, nous, en Bifrosty, on adore…

Olivier GIRARD

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