Il est difficile d’écrire une seule chronique des Contrées du rêve ; à vrai dire il en faudrait deux : une pour les nouvelles du début, une autre pour la novella « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » et ses trois surgeons. Tentons l’impossible.
Dans Les Contrées du rêve, on suivra, au fil des nouvelles, des quêteurs oniriques, maltraités par le monde de l’éveil, souvent nostalgiques d’un passé plus heureux, celui de l’enfance ou de l’époque paisible d’avant la modernité, qui trouvent refuge et consolation dans le monde magique et terrifiant né de leur esprit. Ces rêveurs sont des créateurs d’univers ; ils n’ont jamais perdu ce pouvoir en vieillissant ; ils n’ont jamais cédé à ce désenchantement que décrivait Weber à la même époque. Randolph Carter, auquel quatre textes — dont la novella — sont consacrés, en est l’archétype : même un temps perdu, il finit par retrouver son précieux accès au monde des rêves.
Guidé par le maître rêveur Lovecraft, alter ego de Carter, on part à la suite d’Iranon en quête de sa cité natale dont il doit redevenir roi, on défend le pays de Lomar sous l’œil hostile de l’Etoile Polaire, on assiste à la destruction de Sarnath l’orgueilleuse, on emboite les pas du mystérieux Hypnos à la recherche de paradis artificiels, on explore cette étrange maison dans la brume, dont nul ne revient inchangé, on embarque sur le bateau blanc pour un voyage à l’issue tragique le long des côtes superbes et terribles des Contrées du rêve, on assiste au drame de Kuranes, qui retrouva un rang que notre monde lui avait ravi en régnant à Celephaïs, on découvre qu’il n’est sage ni de s’attirer l’inimitié des puissants chats d’Ulthar, ni de chercher à voir les Autres Dieux.
Clé de voute du recueil, « La quête onirique de Kadath l’inconnue » est un long texte qui serait de la fantasy s’il ne prenait place dans un monde onirique. Au fil d’une grande épopée, Randolph Carter cherche Kadath, où vivent les Dieux, pour leur arracher le droit d’atteindre la cité du soleil couchant de ses rêves. Traversant mille contrées, combattant, s’alliant, rusant, tombant sans cesse de Charybde en Scylla sans jamais cesser de reprendre le contrôle des évènements, Carter est au centre de tribulations qui évoquent les Mille et Une Nuits, tant par le merveilleux omniprésent que par le rythme des déplacements, des alliances ou des conflits, mais aussi et surtout L’Odyssée ; Carter, comme Ulysse, résiste au chant des sirènes, finit par rentrer chez lui et découvre que tel était le but de sa quête.
Nourri de culture classique, Lovecraft décrit abondamment ses Contrées. Son style chargé, riche en adjectifs, emmène le lecteur dans un monde étranger proche parfois d’une Grèce antique cauchemardée. Riches matériaux, pierres précieuses, soieries, monstres, les Contrées sont baroques, démesurées dans la beauté comme dans l’ignoble. Couturées de gouffres noirs qu’il faut traverser pour avancer, elles unissent la nécessité de plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau à l’affirmation de la beauté troublante des charognes.
Les Contrées du rêve, recueil atypique, compile sans doute ce qui est le plus personnel dans l’œuvre de Lovecraft. Si ses nouvelles horrifiques, plus connues, disent beaucoup de ses croyances, les textes rassemblés ici nous parlent de son âme. Dans la lignée d’un Baudelaire bornant l’espace entre le poète et le vulgaire, Lovecraft décrit des personnages de rêveurs, inadaptés au monde, si amoureux de Beauté qu’ils pénètrent dans ces contrées oniriques où tout est fantastique, au sens le plus fort du terme, voire les façonnent, car qui est le poète si ce n’est celui qui crée des mondes merveilleux, uniques dans leur beauté, leur laideur, leur cruauté ou leur radicale étrangeté.
Dieu est mort, il revient aux rêveurs de créer le monde : « L’homme de Vérité est par-delà le bien et le mal », psalmodie une voix dans « A travers les portes de la clé d’argent ».
Un recueil indispensable pour qui veut vraiment ressentir Lovecraft.