Goûtez-moi donc Les Démons du Roi-soleil. Cet arôme ne vous rappelle-t-il pas une cuvée voisine, celle des Conjurés de Florence ? Hein ! ? Deux auteurs, J. Gregory Keyes et Paul J. McAuley, pour un même traducteur, Olivier Deparis, et un même éditeur, Jacques Chambon (chez Flammarion pour l'un, Denoël pour l'autre). Et puis, de façon moins anecdotique, une documentation historique doublée d'une réflexion sur la révolution industrielle dans les deux bouquins. McAuley plongeait brutalement l'Italie de la Renaissance dans l'ère de la vapeur, consécutivement aux découvertes de Léonard de Vinci ; Keyes, dès le premier chapitre, autorise Newton à produire du mercure philosophal… Toutefois, si le roman de McAuley relève bien de l'uchronie — il part d'une altération binaire d'un événement historique, la mort de Laurent le Magnifique au profit de son frère, lequel donne à Vinci les moyens de concrétiser ses intuitions techniques —, celui de Keyes procède davantage de la fantasy. Mais qu'importe. Les deux bouquins empruntent des chemins chers aux littératures de genre : l'intrigue des Conjurés de Florence métisse uchronie et polar, celle des Démons du roi-soleil relève du roman d'apprentissage, ou d'initiation — un procédé archétypal de la fantasy américaine des trente dernières années qui trouve son point culminant avec Alvin le Faiseur. Bref.
Nous voici donc avec deux personnages, dont les destins ne font que s'effleurer, le jeune Benjamin Franklin et la pudique Adrienne qui affrontent des forces aussi maléfiques que surnaturelles pour finalement découvrir leur sexualité, l'un sur le lit d'une pute puis d'une aventurière, l'autre mariée de force à un vieux dégoûtant. Reconnaissons à l'auteur de s'être abstenu de dissimuler pareille découverte derrière le paravent miteux de l'accomplissement d'une quête, du braconnage d'une espèce protégée de reptile ou quelque autre substitut…
Le grand mérite du roman, cependant, outre son refus de la pudibonderie, réside dans le regard porté sur la condition féminine. La plupart des romans de fantasy ayant pour toile de fond une époque révolue, fantasmée ou pas — sauf peut-être l'œuvre de Marion Zimmer Bradley ou le Gloriana de Moorcock —, et ce quel que soit le sexe de l'auteur, adoptent le discours dominant de l'époque badigeonnée, à savoir la soumission des femmes envisagée comme un phénomène naturel. Du personnage féminin, la fantasy vieille école fait un objet de désir ou de répulsion, selon son âge, ou à la rigueur un objet désirant, quoique passivement ; l'étape d'un rite de passage, la simple expression d'une sexualité masculine fruste, immature. Souvent, l'auteur se laisse aller à de curieux fantasmes exprimés de manière symbolique. Ou alors rien du tout, l'intrigue s'efforçant de bannir tout élément explicite de sexualité, de féminité ou d'idées progressistes — en ce sens, on trouve une manière d'apothéose sous la plume de J.R.R. Tolkien, qui, vers la conclusion du Seigneur des Anneaux, fait l'apologie de la virginité, pour lui caractéristique indissociable de la fière jeune fille nordique. Keyes, quant à lui, n'ignore rien de la vie difficile des femmes du XVIIIe siècle. Adrienne, ainsi que d'autres personnages de son sexe, se travestissent régulièrement, au fil du roman, ou complotent dans le cadre d'une société secrète : loin de pitreries à la Rocambole, il s'agit bien d'une nécessité à une époque où on ne considérait pas le savoir scientifique comme adapté à la féminité et où une forte pression sociale exerçait sa tyrannie, pression aussi bien masculine que féminine, d'ailleurs…
Toutefois, même si le roman se hisse largement au-dessus du tout-venant, on n'en soulignera pas moins quelques défauts. Il y a ces clins d'œil à Alexandre Dumas, qui laissent suspecter une émulation, alors que l'on gagne toujours à demeurer le plus personnel, quitte à admettre que l'on ne crée pas ex nihilo. Plus grave, la personnalité des protagonistes relève le plus souvent du cliché. Non pas que l'auteur ait choisi de sacrifier les personnages aux péripéties, car il leur consacre la juste part. Disons plutôt qu'il éprouve des difficultés à s'aventurer au-delà de quelques traits simples, relevants d'une sorte de vulgate psychologique. Et même si ce n'est pas le cas de tous les personnages, la plupart laissent ce sentiment de superficialité convenue. Et puis, ultime reproche : encore une trilogie ! Par conséquent l'intrigue, morcelée, ne se suffit pas à elle-même. Quantités de ses éléments courent vers la falaise sans pour autant s'arrêter, et font une chute fatale dans l'esprit du lecteur qui tourne la dernière page. Assez des trilogies, pentalogies et cycles interminables ! Quitte à ce que le volume accuse son obésité, la politesse la plus élémentaire serait de conclure. Ce qu'on accepte d'un feuilleton construit sur ses rebondissements, ce qui en fait même le charme addictif, n'a pas lieu d'être dans l'écriture romanesque qui n'en relève en rien.
Las. Ces dernières remarquent ne nous empêcheront pas de conclure sur une note fort positive. Car en dépit de ses défauts, Les Démons du roi-soleil n'en est pas moins un excellent roman d'aventures porté par le souffle puissant du dépaysement. On peut certes critiquer, redire, mais on dévore.