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Les critiques de Bifrost

Les Dents de l'amour

Les Dents de l'amour

Christopher MOORE
CALMANN-LÉVY
19,30 €

Bifrost n° 53

Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53

Traduction très libre de Bloodsucking fiends [mais était-ce vraiment traduisible ?], le « nouveau » Christopher Moore date en réalité de 1995. Troisième roman de cet auteur américain sévèrement frappé (écrit juste après l'exceptionnel Un blues de coyote, paru en « Série Noire », puis repris en Folio « Policier »), Les Dents de l'amour revisite le thème éculé du vampire, le délire en plus. Et question délire, Christopher Moore en connaît un rayon. Mais si ce roman est plutôt réussi dans son genre, pourquoi le publier maintenant ? Tout simplement parce que Christopher Moore en a écrit la suite directe, sortie en 2007 outre-Atlantique, et sobrement intitulée You suck, a love story (bon courage au traducteur). L'occasion idéale pour la collection « Interstices » de faire d'une pierre deux coups et de suivre le grand écart de son auteur en proposant au public le premier volet d'un diptyque sanglant et drolatique en attendant le second, encore dans les cartons. Rassurons de suite les lecteurs en signalant qu'en fait de première partie, Les Dents de l'amour se lit comme un seul et unique roman, avec autant de légèreté que les autres. Christopher Moore y déploie un enthousiasme contagieux, via une histoire évidemment drôle, mais surtout étonnamment bien construite. On est loin du Christopher Moore poussif du Secret du chant des baleines, et bien plus près du fou furieux responsable de l'hilarant (et encore inédit chez nous) Practical Demonkeeping. Tant mieux pour celles et ceux que les récentes publications « Interstices » n'avaient pas convaincus. De fait, Les Dents de l'amour s'adresse à tout le monde, fan ou pas. Située à San Francisco, l'intrigue est d'un réalisme imparable : mordue par un vieux vampire désagréable, machiavélique et réellement méchant, la jeune (et jolie) Jody se retrouve créature de la nuit malgré elle. Une situation qui n'a rien de romantique aujourd'hui, quoi qu'on en dise. Prenons un exemple pratique : les vampires ne sortent que la nuit et sont en danger de mort le jour. Pas simple, pour travailler. Car pour avoir un logement confortable où entreposer son cercueil et y dormir le jour, il faut bien travailler. Sinon, comment payer le loyer ? Et le travail de nuit est rarement intéressant, en plus d'être assez mal payé. Et puis c'est bien beau, d'être un vampire, mais où trouver à manger quand on a horreur de la violence ? D'un point de vue strictement objectif, il est plutôt difficile de mordre la bonne veine, et le sang, c'est moyen, question gastronomie. Bref, pour Jody, c'est compliqué. Aussi va-t-elle faire une alliance toute en tension avec un jeune homme aspirant écrivain, monté à San Francisco pour y devenir le nouveau Jack Kerouac. En attendant cette hypothétique reconnaissance artistique, Thomas (c'est son nom) bosse de nuit dans un supermarché, et surveille la bande de crevards hauts en couleurs qui lui servent de collègues. Couple improbable et mal embarqué, Thomas et Jody doivent également composer avec le méchant vampire du début, qui, lui, a des intentions plutôt meurtrières à l'égard du genre humain. Tout ça sous le regard céleste d'un clochard royal respecté par toute la ville, qui confond malheureusement les agissements de Jody et du méchant vampire. Avec en prime la réapparition du décidément très tenace inspecteur Riviera, flic vaseux assez récurrent chez Moore, toujours partant pour s'empêtrer dans des embrouilles monumentales. Secouez, ajoutez quelques délires remarquablement mooresques, et vous obtenez un roman certes déjanté, mais extrêmement bien fichu, intelligent et jubilatoire. Les plus sceptiques hausseront les épaules, mais les autres se précipiteront sur ce court bouquin qui, à défaut de transmuter toutes les valeurs de la littérature universelle, ne prétend à rien d'autre que ce qu'il est : quelques grammes de plaisir gourmand et bien raconté, dans un monde ennuyeux à mourir.

Patrick IMBERT

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