Justin CRONIN
ROBERT LAFFONT
736pp - 23,00 €
Critique parue en juillet 2013 dans Bifrost n° 71
[Critique commune à Les Douze, L'Homme des morts et Le Présage du corbeau.]
Ça n’aura échappé à personne, les temps sont à la fin du monde… Un champ apocalyptique fourni et au niveau de qualité varié, comme il se doit, qu’on retrouve en librairie tantôt en rayon de genre, tantôt en mainstream, au gré des ambitions fluctuantes des éditeurs et libraires, voire des auteurs… (Le syndrome La Route de Cormac McCarthy, en somme.)
Des trois fins du monde qui nous occupent ici, celle exposée dans L’Homme des morts est la seule à assumer sans chichi sa filiation au genre, avançant même des arguments série B pour le moins musclés. Une apocalypse zombie, donc, en droite ligne des films de Romero ; en ce qui me concerne, une filiation des plus recommandables, dans le registre qui tâche… Donc, après l’infection zombie, les Etats-Unis sont coupés en deux : à gauche, voici la Zone Libre, bouclée, recroquevillée, qui se réorganise comme elle peut, c’est-à-dire de façon plus ou moins totalitaire ; à droite, la Zone Occupée, livrée aux morts et aux gangs paramilitaires. Un no man’s land dans lequel vit Henry Marco, ancien neurochirurgien devenu expert en techniques de survie par la force des choses. Henry, qui n’a aucune chance de pouvoir un jour pénétrer en Zone Libre, et qui monnaye ses services d’enquêteur tueur aux résidents de cette dernière désireux de s’assurer que leurs proches disparus n’errent pas sans fin à la surface du monde avec pour unique motivation de croquer du vivant… Jusqu’au jour où notre Henry se voit confier une mission bien pourrie par un type qui ne l’est pas moins, mission susceptible de lui faire traverser la moitié des US en Zone Occupée et percer l’origine du fléau zombie… Très série B, on l’a dit, L’Homme des morts, porté par une action calibrée aux petits oignons, a le mérite de se lire d’une traite sans déplaisir. La quatrième de couverture nous informe que le bouquin est en cours d’adaptation. Tu m’étonnes ! Prototype du livre écrit pour Hollywood, avec ses persos calibrés et son intrigue bien dosée, le résultat n’en est pas pour autant scandaleux. C’est fabriqué, c’est sûr, mais ça marche diablement, pour peu qu’on y mette un peu du sien en déposant gentiment son cerveau sur la commode le temps de la lecture (un roman zombie pour les zombies, en somme, la parfaite mise en abîme !). Le résultat s’avère jouissif…
Dans un registre somme toute assez proche, mais d’un tout autre calibre, Les Douze, de Justin Cronin, est la suite très attendue de la trilogie initiée par Le Passage en 2011 (et ressorti pour l’occasion chez Pocket), énorme brique en son temps chroniquée ici même par notre camarade Bruno Para. Si L’Homme des morts assume pleinement son appartenance aux littératures de genre, il en va différemment avec la trilogie de Cronin, travaillée en rayon mainstream (avant d’être rapatriée plus qu’à son tour en rayons dédiés par les libraires vigilants), comme si, à trop afficher ses ambitions (notamment commerciales), un livre de genre ne pouvait plus être considéré comme tel… Bref. Reste que c’est la fin du monde, le monde tel qu’on le connaît, en tous cas, après le déferlement des hordes virules, des créatures vampiriques d’une puissance et d’une brutalité extraordinaires nées d’une expérience gouvernementale ratée. Plus resserré que son aîné, qui tirait çà et là en longueur au fil de ses mille pages ou presque (près de trois cents pages de moins ici, même si on parle tout de même d’un énorme pavé), Les Douze poursuit donc la colossale saga initiée dans Le Passage : le face à face entre l’humanité nouvelle incarnée par les virules, leurs règles, leur hiérarchie, leurs buts obscures, une humanité qui, selon nos critères, n’en est pas une, et l’ancienne, qui lutte et meurt, tente de survivre dans ce nouveau paradigme. L’histoire d’une transition possible, en somme, le « passage » du titre du premier opus, le choc de deux forces contraires… La virtuosité de Cronin est ébouriffante. On change d’époques, de lignes narratives, on suit des familles entières sur plusieurs générations, des personnages caractérisés en trois pages d’une épaisseur que beaucoup, sous d’autres plumes, n’atteignent pas en trois cents… Ça vie, ça meurt, ça aime et déteste partout et tout le temps, dans chaque chapitre, avec un foisonnement d’exception, une maitrise digne d’un Stephen King des grands jours, le tout irrigué par une poignée de lignes de narrations centrales tendues comme des cordes à linge. Et si, comme chez V. M. Zito, on ne peut évacuer chez Cronin une propension à tirer sur quelques ficelles aisément identifiables, il déploie un souffle narratif tel que tout scepticisme s’en trouve balayé. Se lancer dans cette saga, c’est naviguer sur le fleuve Congo transformé en rapides : on en ressort rincé d’émotions, un peu perdu aussi. Cronin n’invente pas grand-chose, c’est vrai, mais il réinvente le page-turner horrifique avec une telle maestria qu’on ne peut que s’incliner, bien conscient de s’être fait flouer, mais prêt à en redemander, et ô combien, dans un ultime volume (qui reste à achever d’écrire… l’attente risque d’être longue) dont on ne doute pas qu’il sera renversant. De l’art fabriqué, certes, calibré, oui, mais du grand art quand même…
Si les liens entre L’Homme des morts et Les Douze sont évidents, Le Présage du corbeau, premier roman de Don Rearden, se distingue en de nombreux points. D’abord parce qu’on ne sait pas, finalement, si nous sommes en présence d’une fin du monde. La fin d’un monde, oui, mais du monde, rien n’est moins sûr. D’autre part, point de déferlement de hordes zombiesques ou de néo-vampires promptes à vous ravager le cigare. Une bête grippe, point barre. De fait, qu’on retrouve Le Présage du cordeau dans les rayons de littérature générale apparaît pour le coup légitime. Ce qui surprend davantage (un peu), c’est la présence de ce livre aux éditions Fleuve noir. On s’attendrait plutôt à lire ce genre d’ouvrage hommage au Grand Nord dans la collection « Terres d’Amérique » de Francis Geffard, chez Albin Michel, voire aux éditions Gallmeister. A ce titre, les citations qui encensent le bouquin en quatrième de couverture, toutes signées d’auteurs justement publiés chez Gallmeister (David Vann, Pete Fromm et Ron Carlson), ne trompent pas. Vous aimez les grands espaces ? Une nature aussi âpre que sauvage ? Vous allez adorer Le Présage du corbeau. L’histoire ? Des plus simples. John et Anna, jeune couple de profs américains, décident de changer de vie pour aller enseigner une année chez les Yupiks, une tribu inuit vivant au fin fond de l’Alaska. L’occasion rêvée de se rendre utile, remettre les compteurs à zéro et renouer avec les origines culturelles de John. Pour enrichissante qu’elle soit, l’installation du couple n’en est pas moins compliquée ; le choc culturel est rude et les conditions extrêmes. Alors que les deux jeunes protagonistes semblent trouver leur place petit à petit, apprivoiser la nature sans limite qui s’offre à eux, les premiers malades apparaissent. Une toux anodine, au début, mais qui fait bientôt ses premiers morts, tandis que les nouvelles radiophoniques deviennent inquiétantes, puis clairement alarmantes, avant que la radio ne cesse purement et simplement d’émettre, et que le réapprovisionnement de la petite communauté ne s’interrompe… Si la construction du Présage du corbeau peut, de prime abord, s’avérer un tantinet alambiquée (l’auteur mêle trois lignes narratives sur des temps de l’histoire décalés, alternant très vite de l’un à l’autre), on n’en est pas moins immédiatement happé par cette magnifique histoire d’amour à double niveau nourrie par un décor dont on comprend vite qu’il sera, sinon le personnage central du récit, du moins son sujet premier. Don Rearden, qui vit en Alaska, excelle dans l’art d’immerger son lecteur dans ce décor démesuré, à ce point brut qu’il en devient effrayant de personnalisation. Livre sauvage, donc, mais aussi, bien sûr, d’initiation pour John, qui, ayant tout perdu, après avoir renoncé à tout ou presque, pourrait bien tout regagner, pour peu qu’il survive… Rearden fait son shaman, et force est de constater qu’il est sacrément doué, accouchant, comme le dit Ron Carlson, d’ « un superbe roman ». Une découverte.