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Les critiques de Bifrost

Les Enfants d'Icare

Arthur C. CLARKE
MILADY
336pp - 7,10 €

Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102

Publié en 1953 chez Ballantine sous une superbe couverture de Richard Powers, Les Enfants d’Icare est une extension de la nouvelle « Ange gardien » que Clarke peina à vendre aux magazines, à tel point que sa première version publiée vit sa fin réécrite par James Blish. Comme très souvent chez l’auteur, ce livre traite de la thématique du premier contact ; mais une première rencontre un peu particulière, jugez-en plutôt. Un beau jour – nous sommes en pleine guerre froide, et l’ONU porte de nombreux espoirs pour le futur, notamment aux yeux de quelqu’un comme Clarke –, de gigantes­ques vaisseaux se matérialisent au-dessus de nombreuses villes partout à la surface du globe. Les Suzerains sont arrivés. Sans jamais révéler leur apparence, ils se contentent de communi­quer avec les êtres humains par l’entremise de l’un des leurs, Karellen, qui reçoit régulièrement le secrétaire des Nations Unies, Storm­gren. Dans un premier temps, leur but est simplement d’ob­server, et de faire en sorte que les hommes s’habituent à leur présence. Ils ont prévu de se montrer au bout de cin­quante ans. Leur puissance invraisemblable sert leur pro­pos : ils tuent dans l’œuf toute tentative de rébellion de certains belliqueux, d’une manière calme et sans brutalité qui montre toute l’étendue de leur technologie.

Dès lors, que peuvent faire les Terriens ? Eh bien, « profiter » de leurs invités, dont la science va les aider à éradiquer les maladies. De la même manière, les guerres s’estompent, car les Suzerains peuvent intervenir à tout moment pour mettre au pas les factions antagonistes. Clarke excelle à décrire l’évolution de la société dans une partie qui s’intitule fort justement « L’âge d’or ». Ainsi, tout voyage à la surface de la planète est rendu quasiment instantané ; mais ce n’est qu’une anecdote par rapport à la quasi-disparition des religions. À quoi bon croire en une autre présence divine quand ce qui vous surplombe en a quasiment tous les attributs ? Et à ceux qui pourraient croire que Clarke se ferait le chantre des sciences et de la technologie, rien de cela : encore une fois, toute entreprise humaine d’innovation serait vouée à paraître bien vaine au regard des prodiges des Suzerains. Époque dorée, certes, mais au petit goût amer.

Les décennies passent, et le but réel des extraterrestres reste mystérieux. Lorsqu’ils débarquent enfin sur Terre, leur première apparition est prémonitoire (et par bien des aspects démonia­que) : l’un des Suzerains de- ­mande à ce que deux enfants soient envoyés dans le vaisseau, et lorsqu’il se montre enfin, il tient ces derniers dans ses bras. En effet, ce sont bien les jeunes terriens qui intéressent les Suze­rains. De quelle manière  ? On s’arrêtera là pour ne pas trop déflorer la dernière partie de ce roman (qui donne son sens au titre VO), mais l’humanité s’en trouvera durablement modifiée.

Les Enfants d’Icare, découpé en trois parties pouvant presque se lire de manière indépendante, permet par cette trame faus­sement simple et linéaire, de gérer une montée progressive de l’attente liée à l’arrivée d’extra­terrestres : qui sont-ils et que veulent-ils ? Ici, Clarke fait languir son lecteur pendant un tiers du livre avant de lui révéler l’identité des Suzerains, puis un deuxième tiers avant de faire le jour sur leurs desseins. Mais ce début de livre ne se résume pas à une simple gestion de l’attente ; la première partie est un savant mélange de politique et d’activisme, de démonstration de l’axiome clarkien selon lequel toute technologie suffisamment avan­cée est indiscernable de la magie – et d’indices qui montrent que les Suzerains, bien que tranchant avec la plupart de leurs prédé­cesseurs de l’espace par leur supposée bienveillance, peu­vent se révéler manipulateurs. On l’a dit, le deuxième tiers offre à Clarke la possibilité de s’aventurer dans la prospective sociale, et dans la description d’une évolution probable d’un monde contrôlé par une entité supérieure avec laquelle il n’existe aucune possibilité de négociation. Enfin, la dernière partie nous montre que l’huma­nité est sans doute encore im-­ mature et qu’il faut l’accompa­gner pour qu’elle passe à l’étape supérieure de son évolution, dusse-t-elle abandonner une partie de son passé pour y ac­céder.

À l’origine d’un projet d’ada­p­tation par Stanley Kubrick, avant que celui-ci n’opte pour « La Sentinelle », à la base de 2001 : l’Odyssée de l’espace, Les Enfants d’Icare est l’un des textes classiques de Clarke, moins centré sur la technologie que ses autres romans (celle des Suzerains y est davantage assimilée à de la toute-puissance que réellement décrite), mais tout aussi riche de perspectives, sur l’espèce humaine et son évolution, sources de questionnements durables dans l’esprit de ses lecteurs. Un grand livre.

Bruno PARA

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