Greg BEAR
LIVRE DE POCHE
640pp - 8,60 €
Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33
Dans L'Échelle de Darwin, Greg Bear avait relooké le vieux thème des mutants en s'inspirant de théories audacieuses sur l'évolution. Des virus, eux-mêmes fragments de code génétique, répandent une nouvelle forme du génome dans la race humaine, à la vitesse foudroyante d'une épidémie. Un rétrovirus, le SHEVA, engendre donc une épidémie, puis des milliers de naissances atypiques sous les regards horrifiés de la plupart des humains, qui les identifient à la maladie. Rares sont ceux qui ont compris ce qui se passait, et parmi eux le préhistorien Mitch Rafelson et la biologiste Kaye Lang, parents d'une fille mutante, qui prennent la fuite avec elle.
Au début des Enfants de Darwin, douze ans ont passé depuis l'irruption du SHEVA, les enfants mutants sont des milliers aux Etats-Unis seulement, où tout une administration s'est développée pour les surveiller, et les envoyer dans des « écoles » qui sont en fait des camps de détention. Des chasseurs de primes enlèvent les enfants imprudents, et bien peu sont ceux qui, à Washington, défendent les droits de l'Homme. Mitch et Kaye protègent férocement leur Stella, mais elle a besoin de retrouver ses semblables — ce qu'elle fera, dans des circonstances dramatiques. L'instinct était trop fort : les enfants du SHEVA communiquent par les odeurs, par des taches évanescentes sur les joues, par la capacité d'émettre simultanément deux flots verbaux, toutes choses inaccessibles aux humains « ancien modèle », toutes choses qui les poussent aussi à créer entre eux des structures sociales et familiales nouvelles.
Un hiatus de trois ans sépare les deux parties principales du roman (une troisième, beaucoup plus courte, se fond dans l'épilogue) ; la première est la plus haletante, tandis que la deuxième construit la société des mutants, et remet les protagonistes principaux dans l'environnement qui était le leur lors du premier roman (Mitch Rafelson repart pour une campagne de fouilles, Christopher Dicken fait face à une maladie nouvelle, Kaye Lang prend un emploi dans un laboratoire pharmaceutique…).
Facilité ? La plupart des personnages principaux de L'Échelle de Darwin sont réutilisés dans le deuxième livre. Parfois dans un rôle différent, cependant. Ainsi Mark Augustine, fonctionnaire épris du pouvoir, trouve-t-il ici sa rédemption morale ; de façon générale, chacun est forcé à un positionnement moins cognitif et plus moral. Le SHEVA n'est plus un mystère scientifique, c'est un phénomène politique qui révèle une société américaine prête à se transformer en état policier, bien plus intolérant (note le roman en passant) que le Pakistan. Mitch Rafelson, lui, a subi une version radicale des changements que la paternité peut apporter dans une vie : « Il ne restait plus grand chose du Mitch d'antan. Il avait subi l'épreuve du feu, s'était réduit à un squelette de pierre et d'acier que Stella appelait papa. Il ne savait même plus si sa femme l'aimait. Ça faisait des mois qu'ils n'avaient pas fait l'amour. Ils n'avaient pas le temps de penser à ce genre de choses. Ni l'un ni l'autre ne se plaignaient ; ainsi allait la vie, tout simplement, le stress et l'inquiétude les privaient d'énergie comme de passion. » (p. 96-97).
Si L'Échelle de Darwin était fondé sur une idée originale et une documentation fouillée (bien dans la manière de Bear), Les Enfants de Darwin n'apporte pas de concept nouveau. Mais c'est un livre chargé d'émotion, beaucoup plus tragique et pessimiste dans sa vision de la nature humaine, qu'on ne peut pas lâcher une fois qu'on l'a commencé. L'œuvre d'un maître de la S-F, que les lecteurs de L'Échelle de Darwin ne voudront pas manquer.