1915, Californie. Adelaide Henry quitte pour la dernière fois la ferme familiale de la Lucerne Valley. Cette jeune femme noire d’une trentaine d’années y vivait jusque-là avec ses parents, Glenville et Eleanor, deux pionniers qui avaient choisi de suivre l’appel de l’African Society à « coloniser » le sud de la Californie, et donc accepté d’occuper les terres californiennes que le gouvernement fédéral mettait à disposition des volontaires, fussent-ils noirs. Mais ceci, c’était il y a longtemps. Aujourd’hui, des décennies de dur labeur plus tard, Adelaide part, laissant derrière elle une ferme à laquelle elle met le feu et deux cadavres qui brûleront en son sein. Il n’y aura plus que vingt-six familles noires dans la Lucerne Valley.
C’est vers le Montana que la jeune femme se dirige, décidée à profiter de l’Homestead Act de 1862 (révisé en 1912) qui permettait à toute personne, quelles que soient ses caractéristiques, de revendiquer la propriété d’un terrain de 130 hectares qu’elle aurait mis en valeur et fait fructifier. Un nouveau départ, une nouvelle vie, peut-être, avec beaucoup de courage et autant de chance. Car en 1915, le Montana, un État glacial l’hiver, est chichement peuplé et peu pourvu en infrastructures essentielles. Tenir trois ans est difficile, beaucoup abandonnent ou meurent, au point que l’État regorge de villes fantômes. C’est pourtant là qu’Adelaide va tenter de cacher le double secret qu’elle porte : d’abord ce qu’il s’est passé dans la ferme familiale, ensuite, et surtout, ce que cache l’énorme et très lourde malle qu’elle transporte et dont elle prend grand soin. C’est dans le Montana qu’elle pourra s’établir si elle parvient à résister à la rudesse des terres septentrionales, à s’intégrer assez pour faire partie d’une communauté, et à solder les dettes d’un passé qui met en péril ses espoirs comme la vie de ceux qui l’entourent.
Les Esseulées est le dernier roman — fantastique — de Victor ‘Black Tom’ Lavalle. Commençons par dire que c’est un texte très joliment écrit. On trouve au fil de ses pages quantité de belles phrases, de belles images, une forme de poésie justement traduite par S. Vanderhaeghe. « Elle le regarda s’éloigner. La lumière de sa lampe resta visible un bon moment, tant le paysage était plat. Toutefois, ne distinguant plus les contours du bonhomme, elle eut l’impression que seule cette source de lumière se déplaçait sur ces plaines, un esprit en quête de repos. » Continuons en disant que Lavalle décrit finement et en détails la vie rude des pionniers du début du XXe siècle, et qu’il place son récit dans un contexte original autant que méconnu, tant des Américains qu’à fortiori des Français. On gagne donc à lire Les Esseulées.
Néanmoins, sur la longueur, le roman ne tient pas ses promesses. Après un début captivant grâce au mélange réussi et intrigant d’un mystère qu’on pressent fantastique et d’une ambiance western âpre et rugueuse, Lavalle semble vouloir trop en dire pour le nombre de pages que contient le livre. Le récit devient, à partir de la moitié environ, plus décousu et pas toujours logique (la bascule a lieu lors d’un épisode de lynchage de bandits parfaitement incongru). Il y a des sauts temporels, certaines scènes ont lieu backstage et ça obscurcit le propos plus que ça ne le fluidifie, certains tropes (les villes fantômes, par exemple) sont effleurés mais sous-exploités, certain trait caractéristique de tel ou tel personnage paraît parfaitement artificiel (la femme chinoise qui cherche la tombe de son père, le garçon trans, etc.). Toute la fin est prise dans une sorte de frénésie d’événements qui nuit à l’architecture et à la crédibilité d’ensemble ; et ne parlons pas du happy end nunuche, ni de la manière très « free hug » de la réconciliation entre Adelaide et son secret.
La critique US a voulu voir dans ce roman un bon roman, car elle a voulu croire qu’il s’adressait à ses obsessions récurrentes. Sauf que ce n’est même pas le cas. Le racisme et le sexisme qu’elle a voulu y voir ne sont que superstition, bigoterie et bêtise. Et d’explication à tout ce fatras, finalement, il n’y a pas.