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Les critiques de Bifrost

Les Expériences siriennes

Les Expériences siriennes

Doris LESSING
LA VOLTE
304pp - 20,00 €

Bifrost n° 92

Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92

Les Expériences siriennes constitue le troisième volume (sur cinq) de Canopus dans Argo : Archives, cet ambitieux cycle science-fictionnel créé par Doris Lessing [1]. Publié au Royaume-Uni en 1981, mais jusqu’à maintenant ignoré de notre côté de la Manche, Les Expériences siriennes est enfin disponible grâce à La Volte dans une belle traduction de Sébastien Guillot. Le roman a pour protagoniste et narratrice Ambien II, native de Sirius. Elle appartient aux « Cinq », l’oligarchie présidant non seulement aux destinées de Sirius, mais aussi à celles de l’immense empire intersidéral en dépendant. À l’instar de Canopus – cette autre planète impérialiste imaginée par Doris Lessing et mise en scène dans Shikasta —, Sirius est en effet parvenue à placer sous sa coupe des milliers de mondes et de peuples. Voyageant à loisir à travers le cosmos grâce à leur considérable avance technologique, rendus en outre quasi-immortels par leur extraordinaire savoir médical, les Siriens soumettent les populations ainsi colonisées à des « expériences sociologiques comme biologiques ». Celles-ci s’étalent sur des centaines de milliers d’années, et consistent (entre autres modalités) en des déplacements contraints de peuples entiers ou bien encore en des processus de sélections eugénistes. S’appuyant sur la formidable capacité de la civilisation sirienne à se jouer de l’espace et du temps, lesdites expériences revêtent ainsi une dimension démiurgique. C’est de cette « Évolution Forcée » dont témoigne Ambien II, plus précisément au travers de l’exemple de Rohanda. Une planète dont elle a personnellement conçu et supervisé l’« ingéniérie évolutionniste » après que Rohanda ait fait l’objet d’un partage d’influence avec Canopus… [2]

C’est un récit à la froide rhétorique que compose initialement Ambien II, reflétant de la sorte ses certitudes quant à la légitimité des conquêtes et expériences siriennes. Mais sa prose gagne peu à peu en chaleur, se faisant de moins en moins idéologique et factuelle, devenant de plus en plus critique et poétique. D’abord troublée, puis profondément ébranlée par sa fréquentation plurimillénaire des peuples de Rohanda et des envoyés de Canopus s’y trouvant, Ambien II se voit alors «  frappée de doutes existentiels ». Suivant un cheminement semblable à l’héroïne des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, la narratrice des Expériences siriennes va radicalement se transformer au contact d’une altérité démultipliée par l’imaginaire science-fictionnel. Tirant un fécond parti de celui-ci, la titulaire du Prix Nobel combine en un même geste romanesque une saisissante cosmogonie et une ample réflexion sur l’exercice de la puissance. Faisant certes écho à l’âge du colonialisme européen (au terme d’une jeunesse vécue en Rhodésie du Sud – l’actuel Zimbabwe –, Doris Lessing devint une militante anticolonialiste), la vision politique des Expériences siriennes conserve toute son actualité en notre temps géopolitiquement agité…

[1] Rappelons que ledit cycle compte au total cinq titres. Les deux premiers, Shikasta et Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq ont été respectivement chroniqués dans les numéros 85 et 89 de Bifrost (attention, la première, signée Jean-Pierre Lion, est au lance-flammes… [NdRC]). Quant aux deux derniers – Le Représentant de la Planète 8 et Les Agents sentimentaux de l'Empire volyen –, ils devraient paraître chez La Volte d’ici à 2019.

[2] La colonisation de Rohanda est évoquée du côté canopéen dansShikasta, le volume inaugural de Canopus dans Argo : Archives. Shikasta étant le nom par lequel Canopus désigne Rohanda

Pierre CHARREL

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