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Les critiques de Bifrost

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

Invoquer en quatrième de couverture Thomas Harris ou Maurice G. Dantec relève du mercantilisme le plus vil, un mercantilisme qui part toutefois d'un bon sentiment : vendre au lecteur ainsi abusé un fort bon bouquin. Reste que ce n'est pas un thriller ni même un roman d'action. Certes, il y a ce qu'il faut de tueurs de masse, mais les massacres ont eu lieu six mois plus tôt. Malgré l'omniprésence de la réalité virtuelle, plus que des cyberpunks, c'est l'ombre de Philip K. Dick lui-même qui plane sur ce roman. L'ombre, car c'est du Priest, pas du Dick. Impossible de s'y tromper.

On a l'impression de dériver sur une zone morte du temps ; une fin de XXe siècle décalée par un seul aspect technologique : ici, une interface directe entre le psychisme et la virtualité. Dès 77, Priest nous avait entraînés dans les méandres d'univers virtuels avec Futur intérieur. Déjà, des êtres fragiles y cherchaient refuge alors que des prédateurs voyaient là s'ouvrir de nouveaux territoires de chasse. Déjà, Priest envisageait des univers s'imbriquant comme des poupées russes. Entre temps, le cyberpunk a déferlé et les arborescences d'univers des Extrêmes sont numériques. On retrouve ce sud de l'Angleterre cher à l'auteur, qui vit à Hastings. Après un Wessex fantasmé et le Wiltshire de Une Femme sans histoires, c'est donc le tour du Sussex. C'est là, à Bulverton on Sea, qu'une américaine, agent du FBI, vient faire le deuil de son mari abattu en mission. Pourquoi là ? Parce qu'à Bulverton a eu lieu un massacre simultané à celui où son mari trouvait la mort au Texas. Gerry Grove a descendu la Grand Rue, tirant sur tout ce qui bouge.

Teresa Simons est familière des ExEx (expériences extrêmes), pour les avoir utilisées durant sa formation au FBI. C'est une femme pas tranquille du tout, très priestienne — qui n'est pas sans évoquer la Julia de Futur intérieur —, pareille à une vitre fêlée par un impact que le moindre souffle pourrait faire voler en éclat. Ainsi arrive-t-elle à Bulverton…

On distinguera deux parties en lisant Les Extrêmes. Dans la première, une femme, une étrangère étrangère à elle-même, vient traîner ses gros sabots dans une petite ville meurtrie, traumatisée par un drame collectif. Dans un second mouvement, l'usage des équipements ExEx commerciaux conduit à un grand dérapage dickien dans les multiples scénarii virtuels possibles. La vitre — la vie de Teresa Simons — explose en une foultitude d'éclats, comme les fragments d'une rose en hologramme — l'image de Gibson convient bien. Elle explose comme Megan, la sœur jumelle devenue amie et double imaginaire, a explosé quand elle a tiré dans le miroir de la chambre parentale avec le pistolet de son père.

Je m'étais demandé quelle mouche avait bien pu piquer Christopher Priest pour le pousser à rédiger la novélisation du dernier film de David Cronenberg, eXistenZ. Après avoir lu Les Extrêmes — qui est paru en anglais en 97, avant eXistenZ donc —, force est de constater que Priest était, hormis feu Dick, de loin l'auteur le mieux indiqué pour cette tâche. À se demander si la lecture des Extrêmes n'a pas été l'influence prépondérante de Cronenberg qui a signé le scénario d'eXistenZ

Si le thème est on ne peut plus dickien, l'interprétation a toutes les qualités qui font de Priest un auteur majeur. On retrouve cette justesse psychologique si caractéristique, cet art de peindre une fragilité dansant sur le fil du rasoir, au risque de la schizophrénie. Si ce n'est pas son plus grand livre, ça n'en est pas moins du haut de gamme.

Jean-Pierre LION

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