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Les critiques de Bifrost

Les Flibustiers de la mer chimique

Les Flibustiers de la mer chimique

Marguerite IMBERT
ALBIN MICHEL
464pp - 22,90 €

Bifrost n° 109

Critique parue en janvier 2023 dans Bifrost n° 109

Les Flibustiers de la mer chimique parle de la fin du monde. Le nôtre, bien sûr. À première vue, rien ne le distingue du tout-venant des fictions post-apo : planète décimée par l’effondrement des écosystèmes, climat hostile, vastes territoires livrés à une faune mutante et agressive, repli tribal des rares humains survivants, centres de pouvoir à la fois lointains, cachés et totalitaires, économie de subsistance, transhumanisme, etc. Mais ce curieux roman (première incursion en SF de l’autrice) a une façon particulière de cultiver sa différence : il choisit de subvertir l’imagerie habituelle du genre en l’engageant sur la voie du roman d’aventure, voire du parcours initiatique – qui n’est pas juste celui des héros, mais d’un collectif. Marguerite Imbert nous raconte une histoire de transformation éprouvée dans la perte et la violence, le passage de l’humanité à l’âge d’après.

Ce chemin est d’abord celui d’une adulescente nommée Alba, vivant seule dans un réseau de cavernes depuis la mort de sa famille, au cœur d’une nature devenue dangereuse. Alba présente un talent rare : elle a été éduquée pour devenir une « graffeuse », capable de restituer sous forme de fresques la totalité du savoir de l’humanité. Elle consacre donc tout son temps à cultiver cette somme de connaissances sans bien en comprendre la finalité, si ce n’est qu’elle suscite la convoitise de la Métareine de Rome. Rome, ancienne capitale du monde antique devenue l’un des derniers bastions de la civilisation…

Alba partage, sans le savoir, une communauté de destin avec le naturaliste Ismaël, envoyé en mission par la Métareine quelque part dans les mers lointaines. Naufragé, il est secouru par une bande de joyeux écumeurs dont le capitaine, mélange d’Achab, de Nemo et de Peter Pan un peu geek, est inféodé à la puissante et mystérieuse compagnie des limbes orientales. Ces aventuriers des vagues, très doués pour démolir la concurrence et pour trahir leur employeur, sillonnent les sept mers (acides) en quête de mauvais coups, à bord d’un sous-marin customisé et escorté de trois krakens. Malgré son peu de goût pour l’action, Ismaël se retrouve embarqué dans une expédition à la recherche du mythique trésor de l’Azote bleu, en tentant tout à la fois d’apprivoiser son capitaine irascible, d’échapper aux violences des mutineries et aux sbires surarmés de la compagnie des limbes orientales.

Quelle est la nature exacte de la mission d’Ismaël ? Quel sort réserve la Métareine à Alba ? Qu’est-ce que l’Azote bleu ? Qui se cache derrière la compagnie des limbes orientales ? Le roman raconte pourquoi et comment les trajectoires de tous ces personnages hauts en couleur finiront par se croiser.

À travers eux (mention spéciale à Alba – excellente en emmerdeuse à la fois cérébrale, impertinente et immature), le roman réussit la prouesse de rendre presque sympathique un univers parfaitement déprimant. Un humour vachard et une certaine poésie de l’absurde y règnent, qui sans cesse désamorcent le tragique de l’histoire humaine. La satire n’empêchant pas la réflexion, il peut aussi être lu sous un angle spéculatif, qu’il doit à sa dimension d’avertissement oraculaire et d’apologue écologique, tout autant qu’à un périple où l’émancipation des personnages se nourrirait d’un savoir rebooté. Car Alba, Ismaël et Cie doivent se libérer tout à la fois d’un environnement hostile et de l’héritage (idéologique, techno-scientifique) d’une époque (la nôtre) désenchantée, héritage certes omniprésent, mais aussi perçu comme mortifère. Le roman prend le temps (le rythme est parfois végétatif) d’installer les conditions de cette rupture douloureuse et brutale. Les mers acides, les îles de plastique, les ruines de Rome deviennent ainsi le décor d’une régression de l’humanité, réduite souvent aux gestes de la survie la plus élémentaire, mais aussi de sa régénération. Dans un monde mort, comment redémarrer, quelles sont les raisons de croire en l’avenir ? Comment est-ce qu’on recommence après une grande catastrophe ? En ouvrant quelques pistes à ces angoissantes questions, Les Flibustiers de la mer chimique se veut également un récit d’espoir. C’est ce contre-pied assumé au pessimisme contemporain, ce refus de la noirceur, qui lui confère sa belle particularité.

Sam LERMITE

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