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Les critiques de Bifrost

Les Furtifs

Les Furtifs

Alain DAMASIO
LA VOLTE
25,00 €

Bifrost n° 95

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

À moins d’avoir vécu sur une autre planète ces quinze dernières années, difficile d’être passé à côté du phénomène Alain Damasio. Rappelez-vous : son deuxième roman, La Horde du contrevent, a constitué en 2004 l’acte de naissance de La Volte, maison d’édition spécialisée atypique et attachante. Roman hors-norme, épopée philosophique, La Horde a rencontré un succès aussi improbable que réjouissant, pas démenti par le passage des ans. Et ensuite ? Eh bien, pas grand-chose. La réédition en 2007 de La Zone du dehors, premier roman de Damasio ; la publication en 2012 de Aucun souvenir assez solide, recueil de nouvelles ; la rumeur, tenace et régulière, de la parution prochaine des Furtifs, et des interventions régulières de l’auteur, ici, là, un peu partout, en fait, fustigeant la société de surveillance qui est la nôtre, et prônant la furtivité.

Les Furtifs, donc. Si le tract politique déguisé en roman qu’est La Zone du dehors vous a donné envie de voter à droite, si les jeux de mots et la mystique aérienne de La Horde du contrevent vous ont saoulé, ce troisième roman d’Alain Damasio n’est pas pour vous. Si vous lisez, rêvez et vivez Damasio, cette critique ne vous apprendra rien. Pour les autres…

Bienvenue en 2041, dans le sud de la France, dans un monde où l’on vit dans une surveillance constante et censément bienveillante, où les marques et les entreprises ont pris le pas sur les États — il n’y plus de gouvernement mais une gouvernance. Bref, pour ceux qui connaissent, on se situe vingt ans avant l’univers étouffant du Bonheur™ de Jean Baret (le Bélial’). Une nouvelle espèce animale a été découverte : les furtifs. Ceux-ci échappent tant et si bien à l’étude qu’une section militaire, le Récif, a été créée pour l’occasion. Persuadé que la disparition inexpliquée de sa fille Tishka, deux ans plus tôt, entretient un lien avec les furtifs, Lorca Varèse rejoint le Récif et ses membres hauts en couleur — Aguëro la forte tête, Saskia l’intellectuelle à l’ouïe fine, Arfet le geek rigide… Les tribulations de Lorca vont l’amener à se rapprocher de son épouse, Sahar, et à amener le Récif à se rendre là où les furtifs se cachent, loin des caméras de surveillance, du côté des franges de la société, parmi les alternatifs, les zadistes, les décroissants et les chevelus de tous crins. Un parcours qui ne sera pas sans effet sur les membres du Récif, au point de menacer l’ordre établi.

Difficile d’éviter les comparaisons avec les romans précédents de Damasio, dont Les Furtifs semble former la synthèse. La charge politique de La Zone du Dehors reste présente, ici davantage ancrée dans l’actualité, façon « Zadpunk ». De La Horde, Damasio garde la structure chorale, quoique avec un casting réduit, plus concentré et plus humain (le personnage de Lorca en particulier, père éploré). Les jeux typographiques sont toujours là : accents, points suscrits ou souscrits, brèves, tout ce que l’alphabet latin compte de signes diacritiques est convoqué pour des interventions ciblées qui, à un point du récit, trouvent leur justification. Tout pour plaire ? Presque.

Plusieurs défauts plombent Les Furtifs : une longueur excessive, un horizon d’attente qui s’atténue vite, un méchant de pacotille parce qu’il faut bien un vilain dans l’affaire, une gouaille agaçante (Toinou Tout-fou et son argot gitan), et une verve tournant parfois à vide. Néanmoins, le texte brille aussi par son énergie, par son mélange des genres, et certains passages restent marquants (le test d’entrée de Lorca, la bibliothèque furtive, la bataille de Porquerolles). Par son optimisme aussi : la doxa capitaliste et libérale qui met à mal notre société n’est pas une fatalité, il reste possible de se réinventer dans les marges. Damasio demeure fidèle à lui-même et aux principes établis dans ses précédents romans — le mouvement permanent, la vitalité.

En somme, Les Furtifs laisse un sentiment ambivalent : tour à tour brillant et vain, ambitieux et généreux jusqu’au trop-plein, donnant souvent l’impression d’énoncer l’évidence ou d’être un manuel pour révolutionnaires en culottes courtes, le roman ne s’adresse sûrement pas aux amateurs purs et durs de science-fiction. Mais si son succès annoncé (on parle de près de 100 000 exemplaires, tout de même…) permet à La Volte de publier d’autres livres barrés, et aux littératures de l’Imaginaire de toucher d’autres lecteurs, après tout, qui s’en plaindra ?

Erwann PERCHOC

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