(Note : critique commune aux Gladiateurs de Thulé, à La Fille de Terre Deux et à L'Océanide)
Joëlle Wintrebert commence à publier des nouvelles de SF à la fin des années soixante-dix. À un rythme soutenu et avec une qualité constante. Son premier roman, Les Olympiades truquées, paraît en 1980 (et sera prochainement réédité dans la collection Bifrost/Étoiles Vives). Depuis, Joëlle Wintrebert mène une carrière comme on les aime : loin de l'agitation et du microcosme parisien, loin des modes et des clans, en ciselant des livres qui composent peu à peu une œuvre importante, aussi ouverte que variée. Pour notre plus grand bonheur, ce petit bout de femme s'illustre avec le même talent dans la SF ou dans le roman historique, elle utilise aussi bien les vecteurs traditionnels (roman, nouvelle, scénario) que des approches plus rares : son dernier livre paru, La colonie perdue, (Le Seuil, 1998) est un récit épistolaire confondant de maîtrise. Détail qui tue : la bibliographie de Joëlle Wintrebert (13 romans et un recueil — mais elle a signé des dizaines de nouvelles non rééditées) se partage en parts égales entre l'écriture « généraliste » et les romans pour la jeunesse (7 dont 5 de science-fiction).
Ces derniers mois, la collection Castor Poche a inscrit à son catalogue trois romans SF de Joëlle Wintrebert — des presque inédits, car si synopsis et personnages ont été conservés, les trois livres ont été remaniés et souvent de manière très significative. Il s'agit bien là de réécritures — dans le sens noble du terme.
La première mouture de Nunatak — devenu Les Gladiateurs de Thulé — fut le galop d'essai de Wintrebert en littérature jeunesse. Un vaisseau est arraisonné par des pirates et son équipage capturé. Les adultes sont transformés en esclaves sans volonté tandis que les enfants sont partagés entre les ravisseurs. Contraints et forcés, les héros — deux jumeaux — se retrouvent dans la peau de gladiateurs. On s'en doute : ils mèneront la révolte et permettront aux autorités impériales de repérer la planète servant d'asile aux pirates. Probablement influencé par la SF américaines des années 50 — difficile de ne pas penser à certains romans d'Asimov signés Paul French — Nunatak témoigne également du fort intérêt qu'a eu l'auteur à une époque, pour les Inuits. Le beau livre de Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, a d'ailleurs été largement utilisé pour décrire la vie et les coutumes de ce peuple fascinant. On peut cependant regretter que le petit lexique Inuit présent dans la première édition ait été supprimé dans la réédition.
La Fille de Terre deux a, me semble-t-il, moins de souffle romanesque. Probablement parce que la dimension exotique est réduite à une ou deux scènes pendant lesquelles fhérdine « visite » virtuellement le monde de son double venu d'un univers parallèle. Mais il permettra de familiariser le jeune lectorat avec le motif des terres alternatives. Notons qu'il s'agit d'un des rares romans de SF destinés (plus spécialement… mais ne commençons pas à construire des sous-sous-ghettos) aux filles !
L'Océanide me paraît le roman le plus achevé des trois — mais certainement le plus difficile à lire. Je reste confondu de le voir cataloguer par l'éditeur « 11/12 ans ». Alors que la structure du roman est relativement complexe — avec des indices semés ça et là quant à la nature du personnage féminin (en particulier une ritournelle dont le sens ne s'éclaire qu'après la lecture de l'avant-dernier chapitre). Alors que l'écriture est particulièrement soignée et que l'auteur donne libre court à toute son inventivité linguistique. L'Océanide est vraiment un bouquin formidable.
Point commun des trois livres : une réflexion sur la dualité des êtres : jumeaux, doubles évoluant de part et d'autre d'un miroir, clones.
Je souhaiterais conclure en faisant remarquer deux choses. La première est que les écrivains de SF « pour la jeunesse » les plus convaincants sont souvent des gens ayant travaillé — et continuant de le faire — dans le domaine adulte, et y ayant rencontré le succès. Je pense à Joëlle Wintrebert mais également à Christian Léourier ou à Jean-Pierre Andrevon. Ce qui me conforte dans l'idée — c'est une évidence dans les pays anglo-saxons — que tous les cloisonnements sont imbéciles, et qu'il n'existe que deux sortes d'écrivains : les bons et les mauvais. La seconde remarque est que la littérature pour la jeunesse — en particulier la SF pour la jeunesse — permet de faire passer à peu près tout. Seul le talent est nécessaire. Les auteurs pour les jeunes pratiquant l'auto-censure ont donc tort de le faire et Joëlle Wintrebert le prouve : allusions à la pédophilie dans Les Gladiateurs de Thulé — où des enfants captifs et rabaissés au rang de jouets sont livrés à un potentat libidineux ; réflexions sur la violence dans nos sociétés dans La Fille de Terre Deux — et le naturel avec lequel les gens feignent de ne pas s'en apercevoir ; réflexion sur la différence et l'évidence qu'au-delà des apparences, il n'existe qu'une seule race humaine, etc.
Ce qui m'incite à penser que l'unique spécificité de la littérature pour la jeunesse est le choix du point de vue — et non pas la thématique abordée ou le style employé. Ce qui est probablement une autre évidence. Dommage qu'elle soit si peu partagée en France.