Jo WALTON
DENOËL
21,90 €
Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88
Quel étrange roman que Les Griffes et les crocs ! Quelle étrange idée de l’avoir écrit ! Et quelle merveille encore qu’il ait obtenu le World Fantasy Award en 2004. Qu’on en juge.
Le Digne Bon Agornin se meurt, le Digne Bon Agornin est mort. Ce petit self-made aristocrate rural laisse derrière lui deux fils – Penn, un pasteur, et Avan, un citadin avide d’ascension sociale – et trois filles — Selendra et Haner, encore célibataires, et Berend, mariée « vers le haut » à l’Illustre Daverak. J’ai oublié le principal : tous ces gens sont des dragons.
En postface, Walton dit avoir grandi en lisant des romans victoriens. Elle dit s’être demandé s’il était possible de « biologiser » les comportements incongrus que ces romans attribuent à leurs personnages, notamment féminins, et s’est donc lancée dans cette adaptation libre de La Cure de Framley d’Anthony Trollope. Dans Les Griffes et les crocs, donc, les dragonnes virent au rose quand un membre de la gente masculine les touche ou les approche de trop près. La nouvelle nuance qu’elles arborent à compter de ce moment les signale au monde comme potentiellement sexualisées. Acceptable pour les fiancées et les femmes mariées, le rose marque d’un signe d’infamie les dragonnes sans dragon et en fait des « dragonnes perdues ». Cette contrainte de pureté virginale qui ne pèse que sur les femelles est la preuve de leur infériorité sociale, justifiée ici par leur absence de serre. À l’inégalité des sexes s’ajoute une inégalité sociale forte, avec des serviteurs aux ailes entravées et le droit pour les dragons puissants de dévorer les plus faibles afin d’en tirer force et pouvoir. Notons qu’on dévore aussi, pour la même raison, ses enfants débiles ou ses ancêtres morts, et c’est sur un coup pendable à ce propos que s’ouvrira l’intrigue du roman. Car si le vieux Bon avait laissé par testament le plus gros de sa fortune à ses trois enfants non installés, ses instructions concernant son cadavre étaient moins claires, ce qui permit à Daverak et à sa femme de s’attribuer, à l’esbroufe, la part du lion.
à partir de cette spoliation, le roman est victorien, ou, pour ceux qui ne sont pas familiers avec le genre, balzacien. Inégalités sociales et sexuelles, stratification du prestige, religieux omniprésent, testaments, héritages, morts en couche, projets de mariage, recherche d’homogamie, importance de la dot, développement urbain, aventuriers et prévaricateurs, premiers chemins de fer, procès et avocats, jusqu’à une conclusion où tout finit par s’arranger au mieux, avec même l’une de ces épiphanies généalogiques au terme desquelles on réalise que le dernier était en fait un premier caché. Si on aime, on pourra aimer… Mais, outre le caractère un peu surréaliste — jusqu’aux avocats dragons portant perruque ; le pompon ! – d’une société victorienne draconique que Walton décrit toujours un peu à distance sur le plan technique tant elle est, de ce point de vue, difficile à justifier, je me suis demandé durant toute la lecture à quoi servait cette transposition. Et je n’ai pas trouvé de réponse. Les deux ou trois métaphores faciles (changement de couleur, draconophagie, entrave des ailes) n’apportent rien à un récit qui est strictement classique. Pour ces thèmes et ces histoires, on peut lire Austen ou Balzac. Pourquoi lire Walton ? Je l’ignore.