En 1968 (La nuit des temps) et en 1943 ( Ravage), René Barjavel racontait l’histoire de civilisations qui – malgré leur toute puissante maîtrise de la nature et de sources d’énergie aussi gratuites qu’illimitées – succombaient à l’ hybris et s’effondraient dans le chaos d’une guerre terrifiante. Le premier avait été écrit dans un contexte menaçant, celui de l’équilibre de la terreur vieux de près de vingt ans ; le second l’avait été alors même que l’Europe râlait sous la botte nazie : si l’on peut comprendre comment le contexte historique a conduit Barjavel à imaginer le passé déchirant de La nuit des temps et l’atroce futur de Ravage, il est plus difficile de concevoir comment Ernest Pérochon a pu – en 1925 ! – imaginer les derniers jours de l’humanité telle que nous la connaissons. Le schéma qu’offre Les hommes frénétiques est en effet si proche de ceux des deux romans cités plus haut que l’on ne remet pas en question le sous-titre qui figure sur la quatrième de couverture de cette édition : « le livre majeur d’anticipation qui a inspiré Barjavel », celui-ci ayant de toute évidence lu, compris et apprécié l’œuvre de Pérochon.
Les hommes frénétiques dépeint une civilisation du futur lointain qui est elle-même issue des ruines de la nôtre : Harrisson et Lygie – tous deux physiciens – sont les ultimes produits d’une culture née plusieurs siècles auparavant dans le chaos d’une guerre d’idéologies, de nations et de couleurs de peau. Ce conflit que Pérochon prévoit est censé ponctuer notre propre avenir et il est intéressant de le voir caractérisé par l’usage d’armes de destruction massive – biologiques et peut-être aussi nucléaires – vingt ans avant Hiroshima et Nagasaki : la civilisation désunie de « l’ère chrétienne » ne s’en relève pas, ouvrant une ère nouvelle qualifiée d’universelle, fondée sur la coopération internationale et le repeuplement de la planète selon les lignes imaginaires que sont les méridiens et les parallèles.
Si chaque nouveau siècle apporte son lot de succès, la situation quand l’histoire commence est plus incertaine que jamais : si Harrisson et Lygie sont sur le point de réaliser une découverte fondamentale et de mettre la clé des secrets de la nature dans la main de l’espèce humaine, celle-ci n’est pas adulte et le goût de certains de ses représentants pour le superflu, l’illusoire et le futile n’est jamais que le signe des dangers à venir. Cette brillante culture est en effet condamnée : déchirée d’abord par des tensions d’ordre politique, elle redécouvre assez vite l’opposition idéologique, la partition en nations antagonistes et in fine la guerre à outrance, quitte à mettre au service de celle-ci le savoir acquis sans sagesse. Dans son récit d’une véritable guerre d’extermination, Pérochon semble faire le procès d’une espèce humaine qui renonce à sa propre conscience : les coups que se portent les ennemis ne sont jamais mesurés – mais peuvent-ils l’être alors que le conflit s’ouvre pour des raisons idéologiques et religieuses périmées depuis des millénaires ?
Cette peinture d’une humanité condamnée à sombrer par cycles dans la barbarie est en réalité prévisible dès les premiers développements de l’intrigue, la civilisation universelle restant stratifiée : les propriétaires terriens et les classes aisées en général s’installent le long des méridiens alors que les travailleurs fonctionnaires le font le long des parallèles. La mise à disposition d’une science permettant de redéfinir les lois de la nature, et la source infinie d’énergie à la disposition des combattants, garantissent le caractère implacable de la sentence. Pérochon n’est pourtant pas tout à fait pessimiste : la civilisation universelle est certes condamnée, mais la Terre ne l’est pas, et l’humanité ne l’est pas non plus même si tout devra être réinventé… de l’alliance avec l’animal domestique à la pensée abstraite elle-même !
C’est donc une pièce intéressante que le lecteur curieux pourra découvrir ici : un roman bientôt centenaire qui semble – jusqu’à preuve du contraire – difficile à qualifier de rétrofuturiste… Bravo !