Leigh BRACKETT
LIBRAIRIE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105
En 1951, la course à l’espace commence à peine puisque l’épopée des premiers véritables « hommes stellaires » que sont Youri Gagarine et Valentina Terechkova est encore à venir. Dans Les Hommes stellaires, Leigh Brackett, alors âgée de 36 ans, pose la question du voyage spatial en des termes inattendus : et s’il était impossible non pour des raisons physiques – la motorisation de ses vaisseaux spatiaux n’étant guère explicitée – mais bel et bien physiologiques, les vitesses post-luminiques étant destructrices pour les tissus vivants ?
L’autrice postule donc l’inaccessibilité de l’espace lointain… à une exception près, celle d’un peuple extraterrestre disposant d’une mutation génétique lui conférant une immunité aux accélérations du voyage spatial. L’immunité implique le monopole : les Vardda, seuls à même de se déplacer à travers la galaxie, se sont taillé un empire et viennent même visiter la Terre, pourtant aussi arriérée pour eux que dangereuse. Les autres civilisations de la galaxie dépendent de leur commerce et leur vouent des sentiments ambivalents, de l’envie à la haine. Toutefois, l’empire commercial des Vardda est fondé sur un mensonge : la mutation qui fait leur puissance pourrait être transmise ou suscitée chez d’autres, ruinant ainsi le pouvoir des « hommes stellaires ».
Le space opera contemporain ne se limite pas à un empilement de péripéties interplanétaires : il a soin, le plus souvent, de poser un décor qu’il s’emploie ensuite à endommager, voire à détruire… car c’est dans la remise en question en profondeur des acquis intellectuels que se trouve la clé de l’évolution, dans un univers d’intelligences étrangères les unes aux autres. Sans renoncer aux quêtes interstellaires courantes à l’époque – on rappellera que le Seconde Fondation d’Isaac Asimov est contemporain des Hommes stellaires –, Leigh Brackett offre à son lecteur une dimension supplémentaire, et plutôt neuve, puisque l’enjeu de son texte est bel et bien de démolir son propre postulat. On pourra regretter, bien sûr, que la redéfinition de l’environnement interstellaire esquissée en fin d’ouvrage puisse dépendre de la rivalité amoureuse entre le personnage principal – un homme de la Terre – et son antagoniste Vardda au sujet d’une riche héritière… Et pourtant, même le personnage du Terrien se révèle énigmatique : au fond, comment a-t-il acquis la fameuse mutation faisant de lui un Vardda de plein droit sans en avoir jamais reçu l’éducation ?
Le lecteur du présent roman pourrait bien être surpris par son caractère actuel : soixante ans plus tard, alors que le voyage interstellaire est toujours inaccessible, ce récit soulève des questions étonnantes… et y répond de façon audacieuse.