Christopher PRIEST
DENOËL
416pp - 23,00 €
Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72
Voilà une trentaine d’années que Christopher Priest se rend plus ou moins régulièrement dans l’Archipel du Rêve, et chacune de ses visites parvient encore à nous étonner et à nous émerveiller. La Fontaine pétrifiante jouait avec brio à brouiller les frontières entre réalité et fiction ; les différents textes au sommaire de L’Archipel du Rêve constituaient autant de plongées sensuelles et charnelles (et même parfois mortelles) au cœur de cet univers. Son nouveau livre, Les Insulaires, n’est pas vraiment un roman ni tout à fait un recueil de nouvelles, plutôt un assemblage hétéroclite de récits, extraits de guide touristique, articles de presse, compte-rendu d’interrogatoire, testament, etc. D’un point de vue littéraire, c’est un objet aussi difficile à cerner que l’univers qu’il met en scène, cette nuée d’îles de toutes tailles qu’aucune technologie, aussi avancée soit-elle, n’est jamais parvenue à cartographier dans son ensemble.
Les Insulaires nous guide à travers une cinquantaine d’îles et nous fait découvrir leurs particularités, qu’elles soient écologiques, topologiques, économiques ou sociales. Certaines sont prospères et accueillantes, d’autres austères et désertées, les mégapoles les plus cosmopolites y côtoient les jungles les plus impénétrables. La plupart ont cependant en commun un certain art de vivre, fait de nonchalance et d’une sorte de fatalisme indulgent, ainsi qu’une organisation politique, de type féodal, considérée par la population comme une nuisance bénigne nécessaire au bon fonctionnement de la société — les rares cas de révoltes populaires ont justement lieu lorsque ce pouvoir met en péril cet équilibre.
Un autre trait commun à l’ensemble de ces communautés, c’est la place prépondérante qu’y occupent les arts, sous des formes variées et parfois même étonnantes. On retrouve d’ailleurs plusieurs figures majeures du monde culturel au fil de ces récits, que leur présence en pointillés contribue à unifier. Citons Dryd Bathurst, peintre dont le génie pictural a autant marqué les foules que les scandales que ses mœurs dissolues ont causés, Chaster Kammeston, romancier vivant reclus sur son île natale, Jordenn Yo, la tunneleuse dont les œuvres ont sapé les fondations de nombre d’îles, ou encore le comédien Commis, dont le meurtre constitue un autre des fils rouges de ce livre. De ces personnages comme du monde où ils évoluent, Christopher Priest ne nous donne qu’une vision parcellaire, incomplète. On découvre certains évènements de leur vie, on en devine certains autres, mais l’auteur ne nous révèle jamais tous les tenants et les aboutissants de leurs histoires. Ce pourrait être frustrant ; à la lecture, le résultat est au contraire fascinant, stimulant. Et cette volonté permanente de conserver à chaque personnage rencontré comme à chaque lieu visité son aura de mystère ne fait que renforcer le projet littéraire. La légende prend constamment le pas sur l’histoire, et l’Archipel du Rêve demeure un lieu où la réalité se plie aux désirs de la fiction. Pour le lecteur, le dépaysement est garanti, et le plaisir tout autant.