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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92

« Le Livre des martyrs » est une série de fantasy due à l’auteur canadien Steven Erikson, qui compte dix volumes à ce jour ; elle a rencontré un immense succès… et sa traduction française semble pourtant maudite. Deux éditeurs s’y sont déjà cassé les dents. Aujourd’hui, un troisième se lance dans l’entreprise, les discrètes éditions Leha — auront-elles les épaules pour mener l’entreprise à terme ? On peut en douter ; on doit l’espérer.

Les Jardins de la lune , de manière caractéristique, ne prend pas le lecteur par la main, en lui expliquant posément où il se trouve – non, on est au cœur de l’action, et les personnages ne vont pas s’embarrasser de clarifier ce qui est parfaitement clair pour eux. Or l’univers en question est dense, complexe, coloré – éventuellement au prix de la cohérence ? Et les intrigues qui s’y nouent de même, la multiplication des personnages n’arrangeant rien à l’affaire. Mais ce sont des atouts du cycle, libéré des pesantes scènes d’exposition fatales à bien des récits : l’immersion y gagne.

« Résumer » l’histoire de ce premier tome est ardu – d’autant que l’auteur prise les bifurcations inattendues, qui font le sel de son histoire. Contentons-nous de poser que l’empire malazéen, avec à sa tête l’ambitieuse (et paranoïaque ?) impératrice Laseen, commence à ployer sous le poids de ses conquêtes : les ultimes proies ne sont pas les plus aisées à abattre, et la politique cruelle de l’empire suscite la grogne parmi les peuples vaincus comme au sein de l’armée – complots et purges semblent devoir sonner le glas de l’empire. La suspicion de Laseen à l’encontre de ses propres troupes a de quoi motiver la mutinerie – les « Brûleurs de Ponts » commandés par Mésangeai et promis à l’extermination, la magicienne Loquevoile qui a vu tous les siens périr dans un piège élaboré par son propre commandement sont autant de survivants miraculés, qui se doutent qu’ils ne feront pas long feu dans ces conditions. La prise de la ville de Pale a été coûteuse, celle de la perle du continent, Darujhistan, paradis des voleurs et des assassins, sera fatale à tous – la mystérieuse lune-forteresse d’Anomander Rake flotte au-dessus des deux cités…

Peut-être la vraie malédiction de ces hommes et ces femmes qui vivent sous la botte de l’empire malazéen est-elle que les dieux marchent parmi les mortels. L’univers de Steven Erikson n’est pas « réaliste » : la magie est omniprésente, avec ses mystérieuses « garennes », et les dieux sont joueurs. L’auteur a dit s’être inspiré de l’Iliade, et c’est flagrant : les mortels font les frais de manipulations tortueuses par des êtres éminemment supérieurs – reste cependant à savoir ce qui est le plus à craindre, de l’ombre… ou de l’incertitude. Mais les dieux ont parfois été des mortels jadis, et les mortels parfois leur tiennent tête !

L’entrée en matière est un peu laborieuse. On peut penser à «  La Compagnie noire », et redouter à ce stade que la série pèche par les mêmes aspects, ne sachant finalement pas quoi faire de son pitch. Les choses s’améliorent par la suite, pourtant – et les intrigues à Darujhistan, savoureuses, ont quelque chose qui évoque Fritz Leiber ou parfois Jack Vance, avec une bonne dose de haute politique à la George R. R. Martin. Là où le roman convainc véritablement, pourtant, c’est quand il se libère de ces références, pour affirmer, sinon une originalité fondamentale, du moins une certaine singularité. Le lecteur hésitant au début est globalement emballé à la fin – et sans doute prêt à remettre ça.

Le deuxième tome doit sortir sous peu – avec un traducteur alternatif (au passage, cette version française est peut-être un peu inégale à cet égard, émaillée de maladresses çà et là). Et la suite ? Les dieux regardent les éditions Leha, et la pièce tourne sur elle-même…

Bertrand BONNET

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