Frontière américano-mexicaine, dans un avenir proche. Ou pas. Pendant que les Protecteurs scrutent l’horizon fermé par le double mur frontalier, en quête d’illégaux à arrêter, les cartels défendent leur conception criminelle de la concurrence libre et non faussée avec les seules méthodes qu’ils connaissent : l’intimidation et la cruauté. Rien de neuf sous le soleil de plomb du sud Texas. On trafique, on corrompt et on exécute dans le désert, loin des caméras, des médias et du chœur outragé des humanitaires. Seul l’objet du trafic change, s’adaptant à la demande nord-américaine. Depuis la grande famine, la vie elle-même est en effet devenue la terre promise des barons du crime. Dans les laboratoires de filtrage implantés près de la frontière, on cultive des chimères génétiques ressuscitant des espèces disparues ou donnant naissance à des créatures issues de l’imaginaire fertile de l’humanité. Veuf éploré, revenu de tout ou presque, Bellacosa s’accommode de ce monde pourri, survivant avec le maigre pécule accumulé au fil de petits boulots flirtant avec l’illégalité. Et même s’il tire un tantinet le diable par la queue, il n’est toutefois pas prêt à dîner avec lui, même avec une longue cuillère. Son association fortuite avec le journaliste Paco Herbert, venu là pour mener une enquête sur de mystérieux banquets clandestins, l’amène à explorer les zones étranges de la frontière.
Premier roman de Fernando A. Flores, Les Larmes du cochontruffe se joue des frontières sous toutes leurs formes, qu’elles soient géographiques ou littéraires. Roman noir mâtiné de dystopie et de réalisme magique, le récit de l’auteur américain a les accents d’un crépuscule désenchanté. La fin d’un monde où prévalait une certaine forme d’éthique, un idéal collectif habité par l’empathie et la chaleur humaine. Désormais irrémédiablement souillé, en proie à l’extinction de masse, à la violence endémique et à la guerre de tous contre tous, le monde où vit Bellacosa semble dépourvu d’espoir, ou du moins d’une bonne cause à défendre. Sur ce substrat de roman noir, l’auteur greffe des éléments surnaturels et science-fictifs. On croise ainsi des vieilles chamanes, des défunts, coincés entre le monde des vivants et celui des morts, et des créatures empruntées au légendaire amérindien dont les songes semblent avoir inspiré notre réalité. Mais on découvre aussi des laboratoires où œuvrent des émules du docteur Moreau, sous la garde de sicarios impitoyables. Sur fond de bistouris, d’incantations magiques, d’agapes décadentes, d’hallucinations stimulées par l’ingestion de peyotl, Fernando A. Flores compose un tableau inquiétant, incontestablement décalé, et un tantinet décousu, hélas, entremêlant la magie primordiale des peuples précolombiens à des préoccupations plus sociétales, écologiques et géopolitiques. Le résultat est étrange, voire déroutant, mais pas complètement déplaisant pour peu qu’on se laisse happer par l’atmosphère et l’aura de mystère nimbant la quête de Bellacosa.
Avec Les Larmes du cochontruffe, « La Noire » de Gallimard ne trahit donc pas sa réputation d’exigence et d’originalité, même s’il faut avoir la suspension d’incrédulité bien accrochée pour suivre jusqu’au bout Fernando A. Flores.